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Plusieurs +formats d’écritures savantes numériques viennent d’être nommés, ils constituent +cependant un champ très vaste et plusieurs objets de recherche qui ne pourront +pas tous être couverts. L’ensemble nommé « écritures savantes » représente la +totalité des écritures qui peuvent être rattachées à une figure sociale (celle +du savant). Parmi toutes les écritures savantes se trouvent les publications +scientifiques. Ces publications sont un sous-ensemble sur lequel nous nous +focaliserons pour notre recherche, et nous exclurons les autres. + +**Dans cette recherche est étudiée l'intimité telle qu'elle est produite par les +publications scientifiques.** + +Néanmoins, l'établissement d'un lien entre la notion qu'est l'intime et les +productions académiques n'est pas inné et nécessite d'être expliqué. +Ce chapitre a donc pour objectif de définir ce que nous nommons intimité du +chercheur. +Afin de la caractériser, nous découpons ce chapitre en deux parties. +Lors de la première partie, nous présentons l'histoire de l'intime, dont les +origines remontent au début de notre ère entre la fin de la période +hellénistique et le début de l'expansion du christiannisme, et portent en elle +les héritages culturels, notamment stoïciens [hadot] et chrétiens +[simonet-tenant], ainsi que de multiples acceptions qui la rendent de prime +abord difficile à saisir. +Que l'intime signifie confession religieuse, confidence à un ami, relation à +l'autre (familiale, amicale ou amoureuse) ou encore rapport à soi, à son corps +et à sa sexualité [montemont], nous englobons ces différentes acceptions sous la +définition suivante : **l'intime désigne des rapports et des liens à soi et à +l’autre (Jullien, 2013) rendus accessibles par le truchement d’objets ou +d’espaces**. +Malgré son aspect très générique, cette définition permet de mettre en évidence +le caractère insaisissable et paradoxal de l'intime de par la tension qu'il y a +entre la définition de l'intime en tant que relation immatérielle et la +définition de l'intime en tant que « conquête d'un espace » +[@simonet-tenant_pour_2020], c'est-à-dire un lieu ou un objet pourvu d'une +matérialité. + +Plutôt que de résoudre ce paradoxe, une deuxième partie est dédiée à y échapper +grâce à un renversement de paradigme où l'individu n'est plus au centre de +l'intime au profit du medium qui jusque-là en était seulement le support. + +[parler des traces de l'intime, de leur matérialité et indicialité et grâce à +elle, nous pouvons définir l'intimité du chercheur] + +## Histoire de l'intime + +L'intime n'est pas la notion la plus simple à définir, car comme cela vient +d'être mentionné il s'agit d'un terme dont l'histoire est ancienne. +En occident, nous retrouvons des traces des premiers emplois de cet adjectif +durant l'Antiquité, au tout début de notre ère [@seneque_lettres_nodate]. +Depuis cette époque, il embarque une multitude d'acceptions différentes allant +de la chambre à soi au journal intime en passant par la confession chrétienne. +De nos jours, soit l'intime réfère à un rapport à soi-même, soit à un rapport à +l'autre. +Il désigne souvent un espace privé, à soi, qui doit être mis en tension avec un +espace public depuis lequel accéder à l'intime devrait être impossible. +Ce qui fait de l'intime quelque chose qui ne se donne pas à voir, quelque chose +qui relève d'une dimension personnelle et appartient à l'individu : en ce sens +l'intime est relatif aux choses qu'on ne souhaite pas montrer à tout le monde, +comme cela peut être le cas pour le corps et ses parties les plus sensibles. +De plus, l'intime embarque avec lui tout un imaginaire relatif aux corps et à la +dimension sexuelle au sein de relations entre individus. +Il désigne aussi des secrets que l'on souhaite cacher, par exemple sous forme +d'écritures dans des journaux ou correspondances (à notre époque via des +messageries électroniques). + +Le CNRTL^[https://www.cnrtl.fr/definition/intime] détaille toute une liste de +définitions qui viennent compléter les quelques exemples qui viennent d'être +énoncés. +Le dénominateur commun de toutes ces situations est la dimension subjective +qu'elle implique. +L'intime relèverait donc d'une forme de vécue à la première personne que chacun, +en tant que subjectivité sensible, est en mesure de délimiter selon des +conventions culturelles et sociales. +Par exemple, les relations sexuelles ne doivent pas se dérouler dans un espace +public : elles relèvent du privé et du rapport entre deux personnes (ou plus) et +ne doivent pas être dévoilées à la vue de tous. +La liste des exemples pourrait être infinie tant les sujets concernés sont +vastes : nous pouvons considérer que tout ce qui relève de l'individu et du +non-dit en public peut appartenir à la sphère privée et à l'intime, comme par +exemple les questions de genre, de sexualité et d'identité qui sont délicates à +aborder en public si elles sortent des standards culturels. +Néanmoins, nous devons faire attention à ne pas sur-interpréter cet emploi du +privé. +« L'espace privé » convoqué n'est pas relatif à une propriété privé, un espace +sur lequel il est possible d'émettre un titre de propriété, c'est-à-dire un +espace qui deviendrait une marchandise et intégrerait une forme économique de la +transaction comme nature. +L'appartenance associée à l'intime est un abus de langage, celle-ci doit être +interpréter en tant qu'_être_ : l'intime est l'individu, ce qui le constitue aux +tréfonds de lui-même. +De par sa nature subjective et affective, l'intime ne peut pas être négocié ou +monneyé et cela malgré les différentes politiques et controverses que nous +connaissons aujourd'hui, comme cela est le cas avec le numérique avec l'exemple +de toutes les polémiques sur les données personnelles. +Nous ne traiterons pas ici de ces questions et de ces controverses qui font déjà +l'objets d'autres recherches dans de multiples disciplines. + +Françoise Simonet-Tenant, professeure de Lettres modernes (XX^e^ siècle) à +l'Université de Rouen, est spécialiste de l'écriture de soi. +Ses travaux convoquent la notion d'intime depuis plusieurs années. +En 2020, elle en propose l'histoire dans un article intitulé « Pour une approche +historique de l'intime » publié dans la revue *Cliniques* +[@simonet-tenant_pour_2020]. +Elle y démontre que le XVIII^e^ siècle est un tournant dans la définition de +l'intime qui, depuis le V^e^ siècle avec Saint-Augustin, véhicule surtout sa +relation avec le sacré et l'acte de confession qui est rendu obligatoire par le +concile de Latran IV (1215). +La confession est un dialogue entre un homme d'église et le ou la confessée. +Cette personne dévoile à Dieu par l'intermédiaire de l'église sa vie intérieure, +ses péchés ou ce qui est considéré comme tel, avec pour objectif la recherche de +l'absolution. +Cette obligation de se confesser au moins une fois par an pourrait être la +fondation de ce que l'auteure nomme la culture de l'intime. +D'ailleurs, au XVII^e^ siècle, l'intime est définie pour la première fois dans +un dictionnaire en dehors de la sphère sacrée comme un lien à un ami à qui l'on +se confie. +L'acte de mise en récit de soi, que l'on se confesse ou que l'on se confie, +mobilise l'autre à travers le préfixe _con-_. +Pourtant, à partir du XVIII^e^ siècle, l'intime bascule « d’un mode relationnel +à la conquête de l’intériorité » [@simonet-tenant_pour_2020]. +Il ne s'agit plus seulement de raconter sa vie intérieure mais d'associer des +espaces nommés à celle-ci : par exemple la chambre à coucher ou encore le +boudoir. +Ce fait est expliqué par plusieurs phénomènes rencontrés lors de ce siècle : la +spécialisation des pièces à vivre de la maison, l'engouement pour les serrures, +mais aussi l'essor du système postal et le mouvement culturel romantique. +Du côté de la littérature, toujours au XVIII^e^ siècle, l'oeuvre de Rousseau, +_Les Confessions_, dont il tire probablement le nom des _Confessions_ +d'Augustin, marque les débuts des récits autobiographiques. +Cette oeuvre démontre le changement qui s'opère entre la réalisation d'aveux et +la conquête d'un espace, celui du livre et de l'espace public. +Rousseau se raconte et confie son autobiographie au livre qui est le medium +entre lui et ses lecteurs. + +D'autre part, Véronique Montémont croise deux méthodes d'analyses diachroniques +pour s'y retrouver « dans la jungle de l'intime » [@montemont_dans_2009]. +Le constat initial de cette recherche relève de l'évolution sémantique complexe +de l'intime au cours de son histoire. +Afin de s'y orienter, V. Montémont s'appuie sur deux approches. +La première est une analyse lexicographique dont l'objectif est de mettre en +évidence les variations de la définition de l'intime dans un corpus de +dictionnaires s'étalant sur la période allant du début du XVII^e^ jusqu'au +XXI^e^ siècle. +La seconde analyse concerne l'exploration de deux corpus de textes, issus de la +Bibliothèque Nationale de France et de la base de données Frantext, dont +l'analyse doit confirmer ou infirmer les résultats obtenus avec la première +méthode. +Les résultats observés permettent de mettre en évidence les grandes tendances +sémantiques de l'intime. +V. Montémont remarque tout d'abord que le terme _intime_ n'apparaît qu'en de +très rares occasions avant le début du XVII^e^ siècle. +Ces apparitions sont très marginales et ne réfèrent qu'au champ sémantique +religieux. +Alors qu'à partir du début du XVII^e^ siècle, les données lexicométriques +associent l'intime à une relation amicale ou amoureuse. +Il faut attendre le début du XVIII^e^ siècle pour voir réapparaître la dimension +étymologique et religieuse relative à l'intériorité dans les définitions de +l'intime et provoquer cette « conquête de l'intériorité » que décrit F. +Simonet-Tenant quelques années plus tard. +Toutefois, les deux méthodes montrent qu'il faut attendre le début du XIX^e^ +siècle pour que l'intime élargisse son champ d'action aux objets, comme le +journal intime dont l'essor débute à ce siècle alors que les débuts des +pratiques diaristiques remontent au XVIII^e^ siècle avant la Révolution +française. +Le corps est très peu associé à l'intime jusqu'au XIX^e^ siècle. +Pour ce siècle, V. Montémont associe l'apparition de quelques occurrences liées +au corps à l'émergence de pratiques d'hygiène corporelle dûes à l'apparition des +salles de bain dans les foyers. +Il faudra attendre le XX^e^ pour que l'intime soit affublé de sa dimension +sexuelle, dont une corrélation pourrait être tirée de l'expansion du marché +pornographique. + +Ce survol des différents sens que comporte le concept d'intime nous montre une +évolution très tardive vis-à-vis de l'étendue de son histoire. +Une théorie apportée par V. Montémont pour expliquer ce phénomène est que +l'intime, du fait de sa plasticité, est « victime de son succès » et qu'à partir +du XIX^e^ siècle, il fait l'objet d'« étiquettes [qui] relèvent, de manière +flagrante, de stratégies éditoriales et publicitaires ». +Cet engouement pour l'intime à divers emplois participe à créer un trouble +sémantique et « fragilise l'intime », d'où un intérêt de certains à lui « fixer +une réalité » et à le théoriser. +Cette brève histoire de l'intime est concentrée sur la période du XVII^e^ siècle +jusqu'à nos jours, ce qui correspond au moment de la laïcisation de l'intimité +et à l'évolution de ces acceptions en France. +L'intimité du chercheur telle que nous l'employons ne se rapporte pas aux +acceptions qui viennent d'être mentionnées. +Cependant, comme l'a montré F. Simonet-Tenant, l'intimité comporte une longue +tradition chrétienne que l'on peut également explorer afin de circonscrire un +peu plus cette notion. + +### Les *Confessions* d'Augustin + +Vers la fin du IV^e^ siècle, Augustin d'Hippone rédige et publie plusieurs +ouvrages dont les très célèbres _Confessions_ qui, encore aujourd'hui, font +couler beaucoup d'encre [@augustin_confessions_1993]. +Plus connu sous le nom de Saint-Augustin, il se converti tardivement au +christiannisme [@augustin_confessions_1993, p.257] -- tout un livre des +_Confessions_ est dédié à cette conversion profonde -- et devient l'une des +figures majeures de la pensée chrétienne de cette époque. +Ses écrits sont de ceux qui permirent l'absorption de la tradition philosophique +antique dans la philosophie chrétienne [@augustin_confessions_1993, p.71, +p.399] dont il se détache surtout sur le plan théologique. +Les _Confessions_ appartiennent à la catégorie des récits autobiographiques. +L'auteur y laisse ses mémoires et raconte sa profession de foi à travers les +différentes étapes qui l'y menèrent : éducation en lettres et en philosophie +(néoplatoniciens, stoïciens), appétence pour certains courants comme le +manichéisme ou encore les rencontres avec des personnages clés tel qu'Ambroise +de Milan, l'évêque qui le baptisa et dont il était l'élève. +Pour Deproost [-@deproost_quete_2019], la quête d'Augustin est celle du sublime +qui est « lié à la radicalité d’une démarche intérieure ». +Cette démarche intérieure repose en partie sur des méthodes et des exercices +qu'il livre à son lectorat à travers son expérience de la conversion et du +sublime. +Les _Confessions_ d'Augustin ne sont pas destinés à Dieu qui n'y apprendrait +rien [@augustin_confessions_1993, p.149] puisqu'il est déjà présent en tout un +chacun ; Augustin s'adresse ainsi à ses lecteurs qu'il interpelle à plusieurs +reprises tout au long de son oeuvre. +Ce texte ne relève donc pas du genre diaristique, que l'on souhaiterait garder +secret, mais d'un genre à visée méthodologique et pédagogique pour lui-même et +pour ses lecteurs. +Ce type d'écriture de soi n'est pas sans rappeler les écrits de certains +philosophes grecs ou romains, tels Sénèque dans ses lettres à Lucilius ou +Marc-Aurèle dans ses _Pensées pour moi-même_ [@aurele_pensees_2015], dont +l'objectif est la sagesse tant désirée. + +Ce texte retient notre attention pour plusieurs raisons. +La première est qu'il contient l'une des plus anciennes mentions de l'intime et +que celle-ci est directement liée à la construction de l'intimité chrétienne +évoquée précédemment ; la seconde est le lien établi entre l'écriture, l'intime +et la mémoire [@augustin_confessions_1993, p.331 ; @dubreucq_coeur_2020 ; +@deproost_quete_2019]. +Cette autobiographie relate la quête d'Augustin et son incessante recherche +d'une incarnation de Dieu dans le monde extérieur entre « le ciel et la terre ». +La piste de l'intimité augustinienne apparaît dès le début de l'oeuvre lorsque +l'auteur écrit : « Je ne serais donc point, mon Dieu, je ne serais point du tout +si vous n'étiez point en moi » [@augustin_confessions_1993, p.26]. +D'autres indices marquent cette recherche jusqu'au livre III, lorsqu'au VI^e^ +chapitre, la célèbre formule latine «_tu autem eras interior intimo meo_ » +introduit l'étymologique du superlatif de l'intérieur, l'*intimus*. +La traduction complète de ce passage signifie : + +> « [...] mon Dieu, que je vous cherchais, non par cette lumière d'esprit et +> d'intelligence que vous m'avez donnée par-dessus les bêtes, mais par les +> organes de mes sens corporels, qui n'ont pour objet que les choses +> extérieures ; au lieu que **vous êtes plus intérieur à mon âme que ce qu'elle +> a de plus caché au-dedans d'elle**, et que vous êtes plus élevé que ce qu'elle +> a de plus haut et de plus sublime dans ses pensées. +> [@augustin_confessions_1993, p.100] » + +Par cette phrase, Augustin cherche à montrer que Celui qui le constitue au plus +profond de lui-même relève d'un ordre divin, transcendant, et qui va « plus +haut » et plus profond que ce qu'il peut imaginer. +L'intimité augustinienne n'est pas déterminée par l'individu mais par son +Créateur, elle est donnée par celui-ci et ne peut être sondée intégralement. +Néanmoins, cette prise de conscience de soi éprouvée par Augustin n'est pas dûe +à une hasardeuse illumination. +C'est le fruit d'une recherche approfondie et de réflexions et ce livre en est +une méthode pour l'atteindre que l'auteur souhaite transmettre. + +L'auteur indique lors du livre X [@augustin_confessions_1993, p.342-343] +consacré au « Temps présent, mémoire et désir » : + +> Qu'est-ce donc que j'aime quand j'aime mon Dieu ? Et qui est celui qui est si +> fort élevé au-dessus de la plus haute partie de mon âme ? Je veux par elle +> m'élever jusqu'à lui ; je veux passer au-delà de cette puissance par laquelle +> je suis uni à mon corps, et qui anime toutes ses parties. Car je ne saurais +> connaître mon Dieu par elle, puisque si elle était capable de cette haute +> connaissance, les chevaux et les mulets qui sont sans raison, pourraient +> connaître Dieu comme moi, ayant comme moi cette puissance qui donne aussi leur +> vie à leur corps. +> [...] Je passerai donc au-delà de ces puissances naturelles qui sont en moi +> pour m'élever comme par degrés vers celui qui m'a créé, et je viendrai à ces +> larges campagnes, et ça ces vastes palais de ma mémoire où sont renfermés les +> trésors de ce nombre infinis d'images qui y sont entrées par les portes de mes +> sens. C'est là que nous conservons aussi toutes nos pensées en y ajoutant ou +> diminuant, ou changeant quelque chose de ce que nous avons connu par les sens, +> et généralement tout ce qui y a été mis comme en dépôt et en réserve, et que +> l'oubli n'a point encore effacé et enseveli. + +Cet extrait des _Confessions_ introduit deux nouveaux concepts pour définir +l'intime, la mémoire et l'oubli, qui selon l'auteur distinguent l'être humain du +reste des créations comme les « chevaux et les mulets ». +Ainsi, c'est en fouillant et en parcourant sa mémoire que l'on peut s'élever +vers l'illumination et espérer connaître Dieu. +L'intimité au plus profond de l'être est ici juxtaposée à la mémoire qui en +devient le réceptacle. +Ce sont les événements extérieurs à l'individu qui y rentrent par les sens sous +la forme d'images que l'esprit peut rappeler, sous réserve de quelques +modifications. +La mémoire n'est donc ni un miroir absolument conforme à une réalité vécue à la +première personne, car elle est sujette à des déformations provoquées par un +retour d'expériences, ni infaillible puisqu'elle peut être affectée par l'oubli. +Afin de préserver l'opposition entre l'intérieur et l'extérieur, Augustin fait +de la mémoire un espace dont les « plis et replis s'étendent à l'infini » et que +l'esprit seul ne peut englober. +L'individu n'a aucune vue d'ensemble de sa propre mémoire. +La mémoire n'est donc pas un espace plat, où tous les éléments qu'elle renferme +seraient visibles, mais elle est un espace constitué de « plis » dont la +topographie cachent des éléments à l'esprit. +Ces expériences vécues à la première personne, ces souvenirs, ne sont pas les +seuls éléments à exister dans la mémoire. +Quatre chapitres (IX, X, XI et XII) du livre X sont consacrés à une autre entité +qu'est la connaissance relevant des sciences et des mathématiques. +La mémoire abrite également les connaissances, or celles-ci ne sont pas +mémorisées par les sens qui sont les seules portes d'entrée de la mémoire, nous +dit Augustin. +L'exemple des mathématiques est flagrant : la connaissance mathématique n'a rien +à voir avec la langue qui sert à l'enseigner (latin ou grec), puisque, comme le +raconte Augustin, le son de la parole et la dimension géométrique sont deux +choses différentes. +Les dimensions resteront identiques quelle que soit la langue utilisée pour les +décrire. +Augustin contourne ce problème et y répond par l'inclusion préalable des +connaissances du monde dans la mémoire. +L'ensemble de ces connaissances sont présentes dans la mémoire, et les stimuli +extérieurs permettraient d'activer la mémoire et de déplier un pan de cet espace +pour dévoiler la connaissance qui s'y cache. + +Au-delà de cette conception d'une mémoire transcendante, il est intéressant de +noter plusieurs traits caractéristiques de la mémoire, et par extension de +l'intimité superposée à celle-ci, que nous pouvons tirer de cette brève lecture +des _Confessions_. +La mémoire est un espace intérieur doté d'un _topos_ particulier fait de plis et +de replis sous lesquels sont abrités des connaissances et des souvenirs. +L'oubli, en intègrant la mémoire, agit comme un repli. +Il recouvre l'information pour la cacher à la mémoire, et l'individu n'est plus +à même de retrouver cette image d'une connaissance puisqu'elle est enfouie. +Néanmoins, un stimuli extérieur permet de retirer le pli et de rendre accessible +l'information qui était enfouie dessous. +D'une certaine manière, enfouir une information sous un pli de cet espace +revient à cacher une information à soi-même, elle devient ainsi quelque chose +auquel l'esprit n'a plus accès. +Ainsi, la métaphore du repli permet d'introduire la soustraction de quelque +chose au regard de l'autre ou de soi dès les prémices de l'intimité chrétienne. + +L'exemple de l'écriture des _Confessions_ illustre parfaitement cette pensée +puisque, pour Augustin, c'est l'exercice de la lecture des Écritures qui lui a +permis de trouver l'illumination parmi les connaissances contenues dans sa +mémoire, donc par l'entremise d'un medium externe. +Augustin produit une mise en abîme de cette expérience en se servant à son tour +de l'écriture pour transmettre son expérience personnelle et qu'elle puisse +servir de méthode chez ses futurs lecteurs. +Ce jeu entre lecture, écriture et dialogue (ceux qu'il raconte dans son +autobiographie) ne sont pas sans rappeler les inspirations néoplatoniciennes ou +stoïciennes que l'auteur mentionne dans son ouvrage. + +### Les inspirations stoïciennes + +Les références à la philosophie antique ne manquent pas dans les écrits +d'Augustin. +Il est souvent fait mention des stoïciens comme Cicéron +[@augustin_confessions_1993, p.94] ou des néoplatoniciens tels que Porphyre ou +Plotin dans les _Confessions_ [@augustin_confessions_1993, p.217, p.399]. +P. Hadot propose également un lien entre le titre des _Confessions_ d'Augustin +et les _Pensées pour moi-même_ de Marc-Aurèle (stoïcien), qu'il inscrit +directement dans cette lignée de récit autobiographique [@hadot_exercices_2002, +p.150]. +Parmi les similitudes avec les stoïciens, nous en retrouvons également avec +certains écrits de Sénèque comme c'est le cas entre les deux textes intitulés +_De Beata Vita_ (Augustin) et _De Vita Beata_ (Sénèque). +Un autre croisement entre ces deux auteurs peut être réalisé puisque, tout comme +Augustin, Sénèque emploie le superlatif de l'intérieur dans ces échanges avec +Lucilius. +Foucault dans ses « écrits sur soi » [@foucault_dits_2001, p. 1245] évoque la +relation épistolaire qu'entretiennent Sénèque et Lucilius au I^er^ siècle, ce +dernier étant à ce moment-là gouverneur de Sicile pour le compte de l'empereur +Néron. +La correspondance entre les deux protagonistes s'étale sur deux années et l'on +décompte pas moins de 124 lettres rédigées par Sénèque à l'intention de +Lucilius. +Elles ont été regroupées sour la forme d'un reccueil intitulé _Lettres à +Lucilius_. +Ce reccueil est connu pour aborder une large variété de sujets ayant pour +objectif de former Lucilius au stoïcisme. +La correspondance est le medium employé ici dans le cadre de leçons de +philosophie. +Le contenu des lettres comporte néanmoins un double style d'écriture : les +leçons se mélangent à une conversation plus privée qui déborde de la simple +relation d'un maître à un élève. +La lettre 83, où l'on trouve cette référence à l'intime que mentionne M. +Foucault, témoigne de cette double écriture : + +> Vous voulez que je vous rende compte de ce que je fais chaque jour et toute la +> journée. C'est avoir bien bonne opinion de moi, de croire qu'il ne s'y trouve +> rien que je voulusse cacher. Sans doute l'homme devrait toujours se conduire +> comme s'il avait des témoins, toujours penser comme si quelqu'un pouvait lire +> au fond de son coeur. Et certes il le peut ! Que sert-il en effet de se cacher +> des hommes ? Il n'est rien de fermé pour Dieu : il est présent dans nos âmes ; +> il intervient dans nos pensées. Que dis-je? intervient, comme s'il s'en +> éloignait jamais ! Vous serez satisfait, Lucilius ; je vous rendrai compte +> volontiers de toutes mes actions, suivant leur ordre. Je vais donc me mettre à +> m'observer, et, pour plus de sûreté, je ferai le soir la revue de ma journée. +> [@seneque_lettres_nodate](http://agoraclass.fltr.ucl.ac.be/concordances/sen_luciliusX/lecture/3.htm) + +Dans cet extrait, la référence à l'intime se présente de la manière +suivante : « _Sic certe uiuendum est tamquam in conspectu uiuamus, sic +cogitandum tamquam aliquis in pectus intimum introspicere possit: et potest_ » +qui est traduit par « au fond de son coeur ». +Alors que cette lettre précède d'environ 300 années les _Confessions_ +d'Augustin, nous retrouvons la présence d'une forme divine transcendante comme +caractéristique principale de l'intimité : Dieu est présent à l'intérieur de +l'être. +Toutefois, il ne faut pas s'y méprendre, la mention de Dieu chez Sénèque diffère +de celle que l'on retrouve chez Augustin. +En l'an 60, la période hellénistique est terminée depuis presque 90 années et +les croyances grecques sont tombées en désuétude. +De plus, l'expansion du christiannisme n'ayant pas encore eu lieu, la religion +chrétienne ne domine pas encore la vieille Europe. +L'évocation de Dieu chez Sénèque fait plutôt référence à d'autres conceptions du +divin tirées de la philosophie stoïcienne ou plus largement de la philosophie +antique comme peut l'être la nature ou la raison. + +La structure de la lettre comporte deux parties distinctes. +La première partie relate le quotidien de Sénèque, il y livre les nombreux +événements qui ont marqué sa journée, des exercices corporels, son régime +alimentaire, ses ablutions, etc., avant d'amorcer la seconde partie relative à +la leçon de philosophie au moyen de la transition suivante : « Vous me demandez +quels objets ont occupé mon esprit ? Je vais vous le dire. ». +Sénèque utilise ce type de formule interrogative à plusieurs reprises tout au +long de la première partie de la lettre. +Ce mode de révélation a pour effet de donner au lecteur la sensation d'entrer +plus profondément dans l'intimité de l'auteur, couche après couche. +Dans ce cas précis l'auteur procède à une transition, les révélations sur le +corps sont terminées et il passe aux révélations de l'esprit. +C'est d'ailleurs la dernière occurrence de cette forme interrogative dans cette +lettre, le reste étant dédié à la leçon de philosophie. + +Cette lettre dont le contenu dévoile l'intimité de Sénèque qui raconte le +déroulement de sa journée, puis y incorpore des références à Zénon, le fondateur +de l'école stoïcienne, dépasse le simple récit autobiographique. +Cette juxtaposition entre les deux types de récit laisse soupçonner un autre but +qu'une simple relation amicale où l'on se confierait à un ami ou à une visée +réflexive d'un autre ordre relationnel que celle du maître à l'élève. +La présente lettre de Sénèque a Lucilius doit être comprise dans son ensemble en +tant que leçon philosophique. +Il ne s'agit pas de savoir quel est le type de relation qui unit ces deux +individus mais de comprendre en quoi ce contenu vise à instruire Lucilius. +Cette lettre est un exemple de ce que P. Hadot intitule « exercice spirituel » +et démontre la manière dont se pratique la philosophie stoïcienne. + +### Les exercices spirituels + +Dans son ouvrage _Exercices spirituels et philosophie antique_, Pierre Hadot +décrit ce qu'était la philosophie antique durant l'apogée de la civilisation +grecque que l'on peut situer à partir de la période des présocratiques (environ +700 av. JC) jusqu'à la fin de la période hellénistique (31 av. JC.). +Durant cette période, la philosophie n'était pas seulement un exercice de pensée +pour répondre aux questions sur l'existence de l'être et son rapport au monde, +mais était un mode de vie qui se pratiquait au quotidien. +Elle était pratiquée par celles et ceux qui aimait et désirait la Sagesse. +L'objectif n'était pas d'atteindre cette sagesse, car elle est l'apanage des +dieux, mais d'en frayer la voie pour s'en rapprocher. +Les philosophes de l'antiquité, à la différence de leurs contemporains +spécialistes du savoir, les sophistes, modifiaient ainsi leur façon de vivre et +l'accordaient à un système de valeurs vertueuses aligné sur les préceptes de +l'école ou du courant philosophique auquel ils étaient rattachés. +La philosophie pratiquée par les anciens était plus qu'un mode de pensée, elle +était une « manière d'être » [@hadot_exercices_2002, p.77]. +Afin de parcourir ce chemin vertueux, les différentes écoles et courants ont mis +au point des séries d'exercices spirituels que le philosophe pratiquait au +quotidien. + +L'étymologie de ces exercices est strictement identique à celle de l'ascèse +chrétienne : _askesis_. +Les deux termes ont une origine commune mais une signification bien différente. +À ce propos, P. Hadot nous met en garde quant à la confusion possible entre ces +deux *askesis*. +L'*askesis* chrétienne se rapproche de la définition contemporaine du terme, +c'est-à-dire de l'abstinence ou de la restriction de nourriture, de boisson, de +relation sexuelle, etc. ; alors que l'*askesis* grecque ne renvoie qu'aux +exercices spirituels que nous avons mentionnés, qualifiés comme étant « une +activité intérieure de la pensée et de la volonté » [@hadot_exercices_2002, +p.78]. +La philosophie antique, à travers l'*askesis*, agit comme une « thérapeutique +des passions » [@hadot_exercices_2002, p.22]. +Une pratique assidue permet de se dépouiller de ces dernières et d'opérer une +objectivation du monde débarassée des perceptions subjectives et des affects. +« L'intériorisation [réalisée à travers cette vie ascétique] est dépassement de +soi et universalisation » [@hadot_exercices_2002, p.330], notamment chez les +épicuriens et les stoïciens. +En somme, lorsque le philosophe entreprend son parcours, il en vient à se +détacher de sa condition humaine et, par un mouvement d'extériorisation, +développe une « nouvelle manière d'être-au-monde [...] qui consiste a prendre +conscience de soi comme partie de la Nature » [@hadot_exercices_2002, p.330]. + +P. Hadot propose également une liste de ces exercices parmi lesquels on y +trouve : la recherche (_zetesis_), l'examen approfondi (_skepsis_), la lecture, +l'audition (_akroasis_), l'attention (_prosochè_), la maîtrise de soi +(_enkrateia_), l'indifférence aux choses indifférentes, les méditations +(_meletai_), les thérapies des passions, le souvenir de ce qui est bien, +l'accomplissement des devoirs [@hadot_exercices_2002, p.26]. +L'auteur accorde une valeur particulière à l'examen de conscience que suppose +l'attention à soi (_prosochè_). +Il s'agit d'un exercice à réaliser quotidiennement, voire même plusieurs fois +par journée. +Le philosophe prend du recul sur ses actes passés, soit une distance critique +vis-à-vis de sa manière d'être qu'il confronte au système de valeurs auquel il +prétend appartenir. +Une des méthodes pour réaliser cet exercice est l'écriture de soi. +Le philosophe couche sur le papier les actions effectuées durant une période +précise, il s'y raconte. +C'est ce que fait Marc-Aurèle dans les _Pensées pour moi-même_ +[@hadot_exercices_2002, p.149]. + +[ajouter quelques paragraphes sur Marc-Aurèle] + +En faisant un anachronisme, cette pratique de l'écriture de soi pourrait +aisément être confondue avec une écriture diaristique ou se rapprocher du récit +autobiographique. +Ce qui est également le cas avec _Les Confessions_ de Rousseau ou les +_Méditations_ de Descartes. +Elles peuvent effectivement être lues comme un récit autobiographique ou alors +comme la réalisation d'une _askesis_ où l'auteur utilise l'écriture pour exercer +une tension entre un récit de lui-même et des réflexions philosophiques. +Le succès de cette méthode qu'est l'écriture perdure pendant plusieurs siècles +comme en témoigne les écrits d'Athanase d'Alexandrie dans la _Vie d'Antoine_ +vers l'an 360 (soit environ 40 ans avant les _Confessions_ d'Augustin). +P. Hadot en cite le passage suivant [@hadot_exercices_2002, p.90] : + +> Que chacun note par écrit, conseille Antoine, les actions et les mouvements de +> son âme, comme s'il devait les faire connaître aux autres. En effet, +> poursuit-il, nous n'oserions certainement pas commettre des fautes en public, +> devant les autres. Que l'écriture tienne donc la place de l'oeil d'autrui. + +Ainsi, l'examen de conscience, dont la finalité est la maîtrise de soi, peut +être réalisé par une série d'étapes dont la première est l'introspection qui est +accomplie grâce à une mise en récit de soi via un medium, l'écriture, et génère +alors une deuxième étape, celle de l'extériorisation de soi. +L'écriture dépasse la simple condition de support / outils grâce auquel une +information peut être transmise et devient la condition _sine qua non_ de +l'accès à l'autre. + +À titre d'exemple, si nous reprenons le passage cité précédemment de la lettre +de Sénèque à Lucilius, Sénèque écrit ceci : « Sans doute l'homme devrait +toujours se conduire comme s'il avait des témoins, toujours penser comme si +quelqu'un pouvait lire au fond de son coeur ». +Exception faite pour l'écriture, la méthode que propose Sénèque est très +similaire à celle de Saint-Antoine, et elle s'incarne à travers la lettre qui +est employée comme medium. +La relecture de la lettre de Sénèque sous le prisme de l'exercice spirituel +modifie l'interprétation que l'on peut en faire. +De plus, Sénèque nous indique dès le début de la lettre qu'il s'agit de +l'exercice de l'examen de soi : « Je vais donc me mettre à m'observer, et, pour +plus de sûreté, je ferai le soir la revue de ma journée. » +Si nous considérons qu'il s'agit bien là de la réalisation d'un exercice +spirituel, et en sachant que Sénèque est un philosophe, nous pouvons en déduire +que cette lettre comporte finalement un double enjeu. +Le premier est explicite : Sénèque fait une démonstration à Lucilius comme un +maître peut le faire avec son élève. +Le second est la réalisation de l'exercice pour Sénèque lui-même. +En réalisant cet exercice dans le cadre d'une leçon qu'il dispense, Sénèque en +profite pour appliquer cette méthode et écrire son examen de conscience qu'il va +pouvoir livrer à Lucilius qui, en l'occurrence, incarne l'autre. +La conjugaison au futur employée dans la lettre donne à penser que Sénèque +prémédite les actions et mouvements qu'il va réaliser dans la journée. +Il fait en sorte que ses actions soient vertueuses pour qu'il n'y ait rien dont +il puisse avoir honte car il sait que Lucilius sera témoin de son récit. + +Cet exemple fait émerger plusieurs propriétés de l'intimité qui sont évoquées +dans la lettre de Sénèque et que l'on peut, par extension, appliquer à la +philosophie antique. +Tout d'abord, cette intimité naît de la pratique de la philosophie et des +exercices qui l'accompagnent. +Ce n'est donc pas quelque chose qui serait donné et pré-existant à soi, mais +quelque chose qu'il faut construire. +Ensuite, elle nécessite un medium, dans ce cas-ci l'écriture, pour ajouter un +mouvement d'extériorisation à une première dynamique introspective. +En somme, le philosophe créé un récit de lui-même afin de mobiliser l'autre et +se donner à voir, pour mettre en évidence ce qui lui est intérieur. + +Néanmoins, il ne s'agit pas uniquement de se livrer à autrui, d'ailleurs ce +n'est pas le regard que l'autre peut porter sur soi qui importe. +Qu'il s'agisse de Sénèque ou d'Antoine, leur méthode convoque un autre qui est +soit « public », soit « témoin ». +L'autre ainsi convoqué dans ce mouvement d'extériorisation est avant tout un +autre social et politique. +Finalement, le philosophe se doit d'être irréprochable, sa conduite doit +correspondre à l'image attendu d'un philosophe dans l'école mais aussi et +surtout dans la cité. +Il ne dépend pas du regard que peuvent porter les citoyens sur lui, mais plutôt +d'un système de valeurs qui le détermine en tant que philosophe. +La question de la maîtrise de soi et de l'examen de conscience est donc +fondamentalement éthique. + +L'intimité n'est donc pas soi et elle ne peut exister que parce qu'il y a +présence de l'autre, l'intimité ne serait plus seulement un espace au plus +profond de l'être mais un espace qui se trouve entre l'être et l'autre, entre +soi et le monde social. + +### Les paradoxes de l'intime + +La conception chrétienne de l'intime modifie complètement les propriétés que +nous venons d'énoncer à propos de l'intimité chez les stoïciens. +Augustin écarte partiellement les préceptes de la philosophie antique lorsqu'il +rejette les plans de médiations intermédiaires par lesquels passent les +philosophes pour atteindre la sagesse [@augustin_confessions_1993, p.399] au +profit d'un unique Médiateur, le Verbe (et ses Écritures) +[@augustin_confessions_1993, p.401]. +Ce rejet n'est pas anodin et modifie complètement le paradigme de l'être puisque +selon cette approche le divin et le sacré résident d'ores et déjà dans +l'intimité. +À partir des _Confessions_, l'intime passe d'un espace dont les frontières sont +à délimiter à un espace transcendant et immuable. +Ce changement dans les fondements même de l'intime est à l'origine de plusieurs +paradoxes qui y subsistent encore aujourd'hui. + +Le premier paradoxe provient de cette charnière entre les périodes hellénistique +et chrétienne. +Lorsque Augustin s'affranchit de la conception helléniste et introduit la +particularité humaine d'une mémoire transcendante au sein de laquelle se +trouvent les connaissances et les savoirs oubliés, il perturbe la nature même de +l'intime. +Cette transition comporte un paradoxe entre d'une part une intimité stoïcienne +qui cherche à se détacher du corps et des affects à des fins d'universalisation, +et d'autres parts l'intimité chrétienne qui, au contraire, renvoit aux +dimensions subjectives, sacrée et à soi. +Ces configurations se distinguent par les _topos_ différents qu'elles +présentent. +Du côté des stoïciens nous avons affaire à un _topos_ qui se construit à partir +de l'amalgame des mediums qui interviennent dans le façonnage du philosophe +alors que du côté du christiannisme, le _topos_ pré-existe l'être puisqu'il se +trouve en lui. +La plus grande partie s'en trouve pourtant cachée, et c'est l'interaction avec +des extériorités qui permet d'en dévoiler/déplier de nouvelles parties. + +Ensuite, F. Simonet-Tenant souligne un autre aspect paradoxal de l'intime entre +d'une part la soustraction de choses au monde, accompagnée d'une certaine +isolation, et d'autre part la nécessité du lien à l'autre que l'intime appelle +[@simonet-tenant_pour_2020]. +C'est à ce paradoxe que François Jullien tente de répondre dans son ouvrage _De +l'intime : loin du bruyant Amour_ en réconciliant ces deux aspects ensemble +[@jullien_intime_2013]. +Il s'appuie sur les _Confessions_ d'Augustin pour étayer sa thèse de la présence +de l'autre comme inconditionnel de l'intime. +C'est parce qu'il y a une ouverture _entre_ moi et l'autre -- Dieu chez Augustin +-- qu'il y a l'intime. +Autrement dit, chez Jullien, l'intime est avant tout un espace au sein duquel on +rencontre l'autre, tout du moins un espace où l'autre est admis. +Cependant, la teneur de ce paradoxe dépasse la question de l'ouverture de soi à +l'autre. +Le point initial du paradoxe consiste à admettre une propriété de retrait du +monde pour définir ce qu'est l'intime : on ne veut pas que le monde voit ou +sache tout du moi. +Néanmoins, cette position isolée du monde n'est pas satisfaisante puisqu'elle +exclut l'autre de façon irrémédiable. +Il faut donner une certaine porosité à ce monde en retrait pour pouvoir admettre +cet autre à l'intérieur. +Seulement, cette admission ne se réalise pas simplement puisqu'elle prend cette +double forme à la fois : (i) le « mode relationnel » hérité du christiannisme et +(ii) la « conquête d'un espace », qu'il s'agisse d'un journal, d'une chambre, +d'un boudoir, etc. +Voilà le paradoxe de cette intimité qui doit faire coexister ces deux formes +ensemble alors que l'une renvoit à une forme immatérielle et l'autre à une forme +matérielle et tangible. +Puisqu'elle hérite de ces deux formes, et que l'on désigne l'intimité soit par +l'une soit par l'autre, par exemple une relation intime avec quelqu'un ou un +espace à soi, on crée une ambiguité qui participe à troubler la définition de +l'intime que nous pouvons en retirer. + +Ce deuxième paradoxe met en évidence une nouvelle différence entre ces deux +intimités que nous comparons. +Du temps des stoïciens, ce paradoxe n'existait pas puisque l'intime ne +comportait pas ce retrait du monde qui aujourd'hui le caractérise. +Le retrait du monde apparaît avec la période chrétienne et avec l'acte de +confession : c'est là l'espace où l'on peut raconter ce qui doit être caché au +reste de la société, des choses dont on a honte et qui sont liées aux péchés. +Or, la philosophie antique, nous l'avons vu, nécessite un ensemble +d'interactions avec un autre social et politique pour se construire. +Il n'y a pas de modalité de révélation de l'intimité du philosophe à cet autre +puisque celui-ci est intégré comme partie consituante de cette intimité. +Finalement, l'intimité stoïcienne, et donc le philosophe, n'existe que parce +qu'elle s'insère dans une sphère politique et sociale, que ce soit à l'échelle +d'une école, d'une cité ou d'un empire. + +À défaut de résoudre ces paradoxes, une issue pourrait être trouvée en creux de +ces derniers. +Lorsque l'on évoque l'intime, que son point d'ancrage soit chez les chrétiens ou +chez les stoïciens, celui-ci renvoit à un medium et à des modalités de +communication entre soi et l'autre qui évoluent selon les périodes historiques +et les technologies à disposition. +Pourtant, ce medium est souvent traité comme un simple support de l'information +puisque l'intimité subsisterait au moins partiellement dans un espace +immatériel. +En s'appuyant sur la théorie des médias, telle qu'elle est pensée depuis les +années 1960 avec l'école de Toronto, il devient possible de renverser cette +perspective et de remettre le média et sa matérialité au centre de l'intime. + + + +Après ce tour d'horizon pour circonscrire l'intime, +[faire un paragraphe de transition vers la partie suivante, et rappeler en quoi +ceci nous aide à définir intimité du chercheur et pourquoi les documents +deviennent les objets à étudier.] + +## Vers une définition de l'intimité du chercheur + +### Les traces de l'intime + +De nos jours, l’intime désigne tour à tour des espaces tels que le boudoir ou la +chambre, des informations, des relations, des correspondances, des carnets, des +données, sans jamais trouver de forme réellement figée. +Finalement, ce concept désigne des rapports et des liens à soi et à l’autre +(Jullien, 2013) rendus accessibles par le truchement d’objets ou d’espaces. + +Comme nous l'avons vu précédemment, un paradoxe réside dans cet intime qui +subsiste à la fois entre des liens et des supports, ce qui participe à créer une +certaine opacité autour de cette notion. Selon la définition précédente, c’est +l’expérience, à travers une médiation, qui est jugée intime. Ainsi, les indices +qui peuvent en résulter seraient des traces intimes. Ces indices ou traces sont +des marqueurs d’une intimité-déjà-passée qui pourrait être réactivée à travers +la médiation, par exemple par la relecture d’un texte et ce sont eux qui peuvent +s’échapper de la sphère de l’intime jusqu’à la sphère publique. Pourtant, sans +ce support sur lequel s’inscrivent les traces, l’intime n’existe pas. +Ainsi présenté, ce paradoxe fait apparemment coexister (en friction) deux +intimités : l’une est subjective et l’autre est indicielle (et matérielle). +Néanmoins, ces deux visions ne sont pas dans une opposition absolue. La +définition précédemment énoncée dépend d’un contexte et donc d’un système +d’informations très particulier, car il est défini étanche et inviolable : une +subjectivité détermine si un rapport appartient à ce champ d’expériences intimes +ou non, donc si la médiation à soi-même ou à l’autre y est incluse ou non. Dans +ce contexte, les deux intimités mentionnées deviennent complémentaires dans le +système d’informations clos, c’est-à-dire que l’expérience intime est +conditionnée par la matérialité de la médiation. Les traces font partie +intégrante de l’intime et permettent de réactiver l’expérience lors de chaque +réactivation de celles-ci. Or, si une trace échappe à ce système d’informations, +si elle est publiée, elle ne peut plus appartenir à ce champ intime : sa valeur +indicielle permet cependant à une extériorité de connaître l’existence d’une +intimité-déjà-passée, mais elle tait l’expérience en elle-même puisque, nous +l’avons vu, elle est l’individu, inviolable. L’ensemble qu’est l’intime intègre +en définitive l’expérience et son support, mais si le support en est détaché, il +n’est plus intime, seulement un fragment l’évoquant. Une fois exposée au dehors +du système intime, l'expérience intime devient une trace de l’intime. + +[Faire un paragraphe sur la définition de la trace] + +[Reprendre l'exemple ci-dessous pour décrire les traces de l'intime] + +Ce bref découpage d’une situtation a priori paradoxale sert principalement à +lever l’ambiguité sur ce qui est considéré comme étant un objet intime. Définir +l’intime ne revient pas à le circonscrire dans un lien ou dans un support mais +revient à définir un système d’informations particulier. À l’intérieur de ce +dernier sont véhiculées des traces intimes qui, si elles s’en échappent, perdent +leur caractère intime au profit d’une valeur indicielle. + +Prenons l'exemple d'une relation basée sur l'écriture et la lecture d'un texte +rédigé dans le cadre d'un examen universitaire. +Conformément à ce qui vient d'être énoncé, l'environnement intime est déterminé +selon deux paramètres : les protagonistes et un medium. +Pour l'exemple, les protagonistes sont au nombre de six et le medium est composé +d'un texte dans un format numérique, véhiculé par courriel. +Les actions d'écrire et de lire sont les médiations qui tissent le lien entre +l'auteur et les lecteurs. +Ce sont elles qui participent à l'expérience intime de cette relation entre les +différents protagonistes. +Les événements ainsi posés ne laissent aucun doute quant à l'existence de cette +intimité grâce au texte même. +Lorsque l'auteur écrit son texte, il le fait avec une intention dirigée vers son +lectorat alors composé de cinq personnes. +De la même façon, lorsque les lecteurs lisent le texte, leur attention se tourne +vers les autres lecteurs et vers l'auteur. +Si cette relation se déroulait par téléphone ou voie postale et non par +courriel, sa nature en changerait ou s'il n'y avait rien de cela, elle +n'existerait peut-être pas. +L'écriture et la lecture d'un texte particulier sont les moments de connexion à +l'autre ; de l'auteur vers les lecteurs, des lecteurs entre eux, des lecteurs +vers les auteurs. +Autre point remarquable, les propriétés intrinsèques au medium et à son mode de +circulation permettent, dans ce cas-ci, une relation entre les protagonistes +différée dans le temps. +Le lien qui existe entre eux repose d'abord sur la structure matérielle du +texte, son format numérique, puis sur le protocole d'acheminement des +informations par courriel entre les protagonistes et, enfin, la capacité de +stockage des courriels sur un serveur (ce qui le rend accessible en dehors d'un +temps instantanné). + +Si nous modifions les paramètres de notre exemple pour une situation en +visioconférence sans autre texte que celui d'un échange oral, les modalités de +la relation entre les six individus s'en retrouve complètement modifiée : la +temporalité devient instantannée et la relation n'existe que pour un temps +encore plus limité que par des échanges courriels, temps qui équivaut à celui de +la durée de la visioconférence. +En dehors de ce temps là, les seules traces qui subsisteront seront dans les +mémoires des protagonistes. + +D'ailleurs, si nous reprenons les échanges par courriels, cette connexion entre +les émetteurs et les récepteurs du système d'informations intime ne s'établit +pas seulement à la première lecture du texte, une relecture peut permettre de +réactiver ce lien, et donc l'expérience vécue. +En revanche, si ce texte est **publié** dans un journal, ou sur un +[blog](https://cailloux.en-cours-de.construction/posts/journal/sujetThese.html), +il témoignera d'une intimité en cours ou d'une intimité passée, mais n'en +dévoilera seulement que des indices plus ou moins flagrants : effet que certains +spécialistes nomment extimisation. +Cette publication n'est plus qu'un indice du lien existant entre les six +protagomistes de notre exemple et ne permet pas à un lecteur tiers de vivre +l'expérience de ce lien : nous ne sommes plus dans le champ intime inaliénable +décrit précédemment, mais plutôt dans ce que nous pourrions temporairement +nommer un *champ extime*. +À défaut de pouvoir s'insérer dans cette relation indicielle, le lecteur +extérieur (un septième protagoniste) crée, par son acte de lecture, une nouvelle +relation avec l'auteur dont la nature serait *a priori* extime. + +Cette perception de l'intime relève en conséquence d'une médiation particulière +et concerne le rapport d'un individu à lui-même et/ou à l'autre. +L'intimité, lorsqu'elle est renvoyée à la figure du chercheur, pourrait être +rattachée à l'écriture, ce qui constitue notre postulat initial. +Si le chercheur est constitué par des écritures, celles-ci doivent également +avoir un rapport avec le noyau à *l'intérieur de l'intérieur* de cette entité. +Si nous suivions l'héritage cartésien traditionnel, et le célèbre *cogito ergo +sum*, l'hypothèse que nous pourrions envisager pour répondre à notre +problématique serait celle du sujet penseur, dont l'intimité permettrait de +produire l'écriture. +Il y aurait une intimité détachée des écritures, pré-existante, à partir de +laquelle seraient agrégées des écritures pour former l'image du chercheur. +La position que je souhaite tenir est tout à fait inverse, non anthropocentrée, +et vient plutôt s'inscrire dans la pensée préhumaine, courant posthumain +s'insérant dans la théorie des médias [@vitali-rosati_pour_2021] : celle où +l'écriture précèderait l'intime. +Dès lors, le chercheur serait le résultat de dynamiques d'écritures et de +publications auxquelles il est soumis, et son intimité résulterait de ce +processus. +Ces dynamiques (que nous pourrions nommer conjonctures médiatrices +[@vitali-rosati_media_2019]) sont un ensemble de médiations rattachées à +différentes sphères politiques, techniques et sociales. +Elles définissent le milieu au sein duquel évolue le chercheur. +En somme, l'intimité du chercheur, et par extension le chercheur lui-même, +n'existe que parce qu'un milieu particulier la fabrique. +Ainsi, la problématique formulée initialement peut être renversée : il ne s'agit +plus de questionner l'expression de l'intimité du chercheur dans les écritures +savantes, mais plutôt d'essayer de savoir quels sont les effets du numérique sur +l'intimité du chercheur. + +### L'intimité au prisme de la théorie des médias + +Toutefois, il est légitime de se poser la question de l'étude de l'intime : +comment faire ? +L'objectif de cette recherche n'est pas de mettre en avant une individualité +particulière, ou de se focaliser sur la dimension subjective de l'intime (par +définition inaccessible). +Cet aspect de l'intime serait, a priori, impossible à étudier. +Pour autant, nous avons évoqué les traces de l'intime, celles qui persistent +dans l'espace public et à partir desquelles nous pourrions mener notre +recherche. + +Aussi, l'étude de ces médiations intimes sera réalisée depuis les traces intimes +et le prisme de la théorie des médias. +La genèse de cette théorie remonte aux années 1960 si nous laissons de côté les +essais philosophiques qui traitent partiellement de ce sujet (nous pouvons +remonter jusqu'à Platon). +À cette période, Marshal McLuhan, considéré unanimement comme le père des *media +studies*, publie la *Galaxie Gutemberg* [-@mcluhan_galaxie_2017] et *Pour +Comprendre les médias* [-@mcluhan_pour_1977], deux textes références en la +matière. +La célèbre provocation « The medium is the message » se positionne à l'opposé de +la pensée dominante de cette époque qui est issue de la cybernétique et de la +théorie de l'information développée dans les années 1950 (entre autre par +Shannon [-@shannon_mathematical_1948], Wiener, Turing) , celle où le medium +n'est rien d'autre qu'un support de l'information, il n'entre pas dans +l'équation du sens de cette dernière. +Au-delà d'une simple provocation, la pensée de McLuhan fait école [de Toronto] +et continuera à frayer son chemin jusqu'en Europe. + +Dans l'Allemagne des années 1970, Friedrich Kittler +[@mersch_theorie_2018;-@kittler_mode_2015;-@kittler_gramophone_2018] traite, à +la suite de McLuhan, de la question de l'écriture et du medium qu'est +l'ordinateur (sujet qui n'est pas tant abordé par McLuhan). +En France, les sciences de l'information et de la communication arrivent +tardivement, il faut attendre 1975 pour que cette (inter)discipline naisse +officiellement. +Quelques années plus tard, en 1979, Régis Debray emploie pour la première fois +le terme de *médiologie* dans son ouvrage *Le pouvoir intellectuel en France*, +cependant il faudra attendre la publication du *Cours de médiologie générale* en +1991 pour poser les fondations théoriques de ce champ d'étude, courant qui se +distingue des autres écoles de pensée de la théorie des médias. +Par la suite, d'autres courants voient le jour à partir des années 1990 comme +l'intermédialité [@tadier__2021] (école montréalaise dont l'origine se trouve +dans les années 1960) ou encore la naissance de concepts qui s'inscrivent dans +des courants plus génériques, par exemple l'énonciation éditoriale +[@souchier_image_1998], la documentarisation +[@zacklad_processus_2004;@zacklad_design_2019] et l'éditorialisation +[@merzeau_editorialisation_2013;@vitali-rosati_pour_2021;@vitali-rosati_editorialization_2018] +dans le courant francophone ou encore la *remediation* +[@bolter_remediation_1998] pour le courant anglophone. + +La théorie des médias fait apparaitre **deux enjeux** autour de notre +problématique : celui, tout d'abord, de l'apparition de l'intime au croisement +de l'écriture numérique (technique) et du monde social, politique et culturel +dans lequel évolue le chercheur, puis, celui de la transmission, donc de la +nécessité de faire trace et mémoire. + +À l'endroit de l'écriture numérique, l'enjeu social, politique et culturel +touche plus que toutes les autres la dimension de publication de la recherche. +Le modèle actuel de publication scientifique est hérité d'une tradition d'un peu +plus de trois siècles : il faut remonter à la fin du 17^e^ et début du 18^e^ +siècle pour observer la naissance des premières revues savantes +[@vittu_trois_2019]. +Lorsque le système postal n'est plus réservé à la noblesse, les savants +l'emploient pour entretenir des correspondances entre eux. +Le papier est cher et précieux, les échanges sont relativement courts (quelques +pages tout au plus) et ressemblent vaguement à une forme du type *article*. +En 1665, la première revue (Le Journal des Savants) fonctionne sur le principe +d'un recueil de lettres qui puisse être rendu accessible à tous (publié) et se +dégager ainsi du silo de la correspondance. +Le fonctionnement a depuis bien évolué, les outils techniques se globalisent et +les protocoles de publications scientifiques ont bien changé. + +La transition à la fin du 20^e^ siècle au numérique ubiquitaire déplace le +paradigme de l'imprimerie traditionnelle vers celui de l'écriture numérique. +Cette écriture se voit dotée de nouvelles caractéristiques : elle ne concerne +plus seulement l'inscription de signes sur un support, mais toutes les +captations qui entrent dans le champ du numérique, puis elle devient computable. +S'opère alors une transformation des espaces et des architectures à laquelle le +modèle de publication scientifique n'échappe pas +[@vitali-rosati_quest-ce_2020-1]. + +La chaîne de publication scientifique mobilise différents acteurs : des +éditeurs, des relecteurs, des développeurs Web, des outils, *etc*. +Dès lors, l'écriture (numérique) savante se voit altérée par les modifications, +les conversions ou les transformations. Ce fait n'est pas nouveau et ne date pas +de l'ère numérique. +Cependant, une différence notable apparaît : les écritures numériques ne sont +plus seulement le fait des êtres humains, tout un ensemble de robots, de +logiciels, et d'algorithmes lisent, encodent et écrivent des textes qu'aucun +humain ne lit. +Les textes écrits par des êtres humains sur un support numérique ne sont que des +représentations de ce que cet ensemble numérique écrit, manipule ou transforme +[@kittler_mode_2015]. +Il s'agit de ce que Souchier désigne comme une « rupture sémiotique » +[@souchier_numerique_2019]. +L'auteur s'appuit obligatoirement sur des architextes [@souchier_pour_1999] pour +amorcer l'action d'écriture, seulement cette action n'est pas celle qui +enregistre l'information sur son support. +Le geste d'appuyer sur une touche du clavier est décorrélé de l'action +d'inscription sur un support, d'autant plus que ces deux étapes sont réalisées +dans des langages différents. +Le langage naturel qui s'affiche à l'écran n'est ainsi qu'une représentation de +sa nature numérique enregistrée sur un disque dur. +Sans la médiation opérée par les logiciels, le texte encodé sur le disque dur +n'est plus accessible à la lecture. +La lettrure (le regroupement des actions de lire et écrire en environnement +numérique réalisé par Souchier) [@souchier_numerique_2019] devient complètement +dépendante de son architexte pour exister. + +Dans le cadre d'une chaîne éditoriale savante, la mobilisation de l'architexte +devient plus complexe et peut perturber la nature même du texte. +Un texte est initialement rédigé dans un document sur un ordinateur, que ce soit +dans une situation locale, ou sur un service Web dédié à l'écriture. +Une fois écrit, ce texte transite ensuite par plusieurs terminaux, sous +différents systèmes d'exploitation et autres technologies dédiées à la lecture +et à l'écriture, pour être annoté et corrigé par plusieurs mains avant d'être +validé pour publication ; ainsi les acteurs de cette chaîne éditoriale (humains +et numériques) participent à l'élaboration de cette écriture savante. +Étant donné que chaque logiciel et chaque version des logiciels fonctionnent +différemment les uns des autres, chacun réécrit partiellement le texte +(notamment dans le cas des logiciels de traitement de texte) et provoque ainsi +un ensemble de modifications afin de nous rendre sa représentation en langage +naturel accessible dans une interface. +Il ne s'agit plus d'un système où la seule existence du chercheur repose sur la +reconnaissance par les pairs, mais repose également sur toute une infrastructure +sociale et technique qui participe littéralement à l'écriture du texte. +Nous pourrions à cet endroit émettre une nouvelle hypothèse d'une construction +collective de l'intimité du chercheur (composée par les agents humains et les +agents numériques qui participent à l'écriture). + +Reprenons l'exemple précédent du texte comme medium de l'expérience intime entre +les six protagonistes dans le cadre d'un examen universitaire, mais ce coup-ci +lors de sa phase d'écriture, avant qu'il ne soit envoyé par courriel. +Nous pouvons d'ores et déjà observer que le texte au centre de la relation n'est +pas sorti du néant ou de la seule volonté de son auteur présupposé. +De la même façon que le contexte d'écriture, et donc ses normes et conventions, +façonnent la relation ; les étapes de construction qui mènent à son existence en +tant que medium de cette relation participent à l'écriture de sa forme finale. +Que ce soit délibéré ou par des conventions d'habitude, le choix de +l'architexte, parce qu'il écrit tout autant voire plus que l'auteur et que les +lecteurs, ne peut pas être un paramètre écarté de l'observation de la +construction de l'intime. +Ce principe où toutes les interventions éditoriales dans un texte sont mises en +lumière et participent à créer une forme d'auctorialité, Souchier et Jeanneret +le nomme « énonciation éditoriale » +[@souchier_image_1998;@jeanneret_lenonciation_2005]. +Cette relation entre les protagonistes n'existe que parce que le texte en est le +medium, mais aussi parce que les logiciels sont les supports des médiations qui +ont lieu dans le système d'informations intimes. +Toutefois, s'appuyer uniquement sur le logiciel comme mode d'interaction avec le +numérique serait une vision erronée car elle est trop superficielle. +Le numérique n'est pas un espace clos sur lui-même. +Dans ses récents travaux, Emmanuël Souchier [-@souchier_numerique_2019] propose +des cadres sémiotiques fonctionnant sur le principe des couches informatiques +(du *hardware* jusqu'au *software*). +Ces cadres matériel, système, réseaux, logiciel, approfondissent déjà grandement +la construction des échanges. +La complexité est telle que déjà la notion d'auteur commence à s'estomper. +Pourtant, ces cadres sont encore trop restrictifs : nous l'avons vu, un format +d'écriture (par exemple un article de revue ou une monographie), des conventions +ou normes (disciplinaires, typographiques), des restrictions et des contraintes, +*etc.*, participent tout autant à l'écriture et à la construction de la relation +intime. +L'énonciation éditoriale s'étends au-delà des cadres techniques et éditoriaux. + +Finalement, il ne s'agit plus seulement de réaliser des modifications dans le +texte savant mais de modifier la structure du medium au fil de l'évolution du +lien entre les protagonistes. +Tous les paramètres variables qui viennent d'être énoncés n'opèrent pas +seulement des modifications qui relèvent de l'ordre du textuel, situées sur la +couche supérieure du medium, c'est-à-dire le texte, mais opère plus en +profondeur sur la structure du medium lui-même. +Chaque choix, chaque action, qu'elle soit humaine ou machine, perturbe l'état +initial du medium en y laissant des empreintes et des inscriptions pour en +modifier les propriétés. + +Un texte savant n'est plus seulement une page blanche sortie d'un logiciel de +traitement de texte mais devient le porteur de toutes les médiations qui l'ont +amenées jusqu'à la dernière étape de la chaîne de publication. +De cette manière, le medium dépasse son statut de support de la relation pour +devenir la relation même. + +[Voir s'il y a des éléments nous permettant d'introduire le posthumanisme. À +partir de la conception stoïcienne de l'intime (inclusion de la nature en soi), +essayer de développer un changement de vision du monde de Mère Nature à la +matrice (My Mother was a computer) ...] + +[définir l'intimité du chercheur] + +[ajouter un paragraphe sur l'intermedialité montréalaise et sur l'étude des +relations comme prisme pour étudier l'intime dans les chapitres suivants] + +[éditorialisation de l'intimité du chercheur ?] + +## Conclusion + +L'objectif de cette première partie était de circonscrire la notion d'intime +autour de jalons particuliers . +Après ce bref tour d'horizon sur la diversité des formes de l'intime, nous +allons définir ce que nous appelons l'intimité du chercheur telle quelle sera +mobilisée par la suite. +Dans ce cas de figure précis, nous évacuons l'ensemble des acceptions +contemporaines et des connotations sexuelles qu'elles peuvent embarquer pour +revenir à une définition proche de son étymologie du superlatif de l'intérieur. + +Nous avons observé deux héritages distincts de cette étymologie. +Tout d'abord l'héritage des philosophes de l'antiquité où l'intime est un espace +à construire selon une méthode et un mode de vie rigoureux. +Cette construction permet de produire le philosophe dans la Cité (qui se +distingue du seul exercice intellectuel représenté par les sophistes). +Ensuite, il y a la conception de l'intimité chrétienne, qui elle est constituée +d'un espace en soi et dont les frontières pré-existent l'individu. +Cet héritage, nous l'avons vu, survit dans les acceptions contemporaines de +l'intimité. + +Toutefois, la tradition chrétienne n'est pas la seule à subsister dans le temps. +Malgré les déformations subies lors de l'expansion du christiannisme, la +tradition des exercices spirituels pratiqués par les anciens persiste en +Occident à travers les siècles sous diverses formes que l'on retrouve d'abord +chez les chrétiens avec Antoine et Augustin puis quelques siècles plus tard à +l'époque des Lumières, comme avec Rousseau qui en est l'exemple parfait pour ce +qui est de l'écriture et du récit de soi avec son oeuvre _Les Confessions_ ou +encore les _Méditations_ de Descartes. +Cette tradition ne s'est pas perdue et ce sont les sciences humaines et les +lettres qui aujourd'hui en sont les héritières comme P. Hadot le mentionne en +[retrouver ref Hadot]. +En conséquence, pour cette recherche, nous associerons et nous démontrerons que +l'intimité du chercheur est similaire à celle des philosophes de l'antiquité. + +S'opèrent alors une bascule et un détachement du corps physique du chercheur au +profit d'un corps de textes pour créer un espace intermédiaire dont les +frontières sont encore à définir. +Cet espace intermédiaire n'est plus seulement un plan entre l'individu, les +dieux et la Cité comme cela pouvait être le cas pour les philosophes, mais +devient un plan qui se trouve entre l'individu et la sphère sociale auprès de +laquelle il a des prétentions. +Au même titre que les écoles de philosophie, cette sphère sociale est définie +par un ensemble d'acteurs et par un système de valeurs qui la caractérise. +À nouveau, la construction de l'intimité du chercheur relève ainsi de +l'application d'une éthique et d'une morale commune aux différentes existences +de cette sphère sociale. + |