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+---
+title: "Amélioration de la définition de l'intimité du chercheur"
+date: 2024-05-11
+---
+
+## Introduction
+
+L'intime ici mobilisé porte spécifiquement sur l'intimité des chercheurs telle
+que celle-ci est produite par le processus d'édition scientifique dans un
+environnement numérique.
+C'est un processus que l'on peut délimiter entre deux actes, celui de la
+création du document source et celui de la publication du document source une
+fois que de multiples transformations lui sont opérées.
+
+Ainsi, le postulat initial sur lequel cette recherche s’appuie est celui de la
+figure du chercheur comme constituée d’écritures puisque le parcours de
+recherche en est jalonné de toutes sortes : des ensembles de textes d’abord sous
+forme de mémoire et de thèse, des diplômes ou des qualifications, puis des
+articles et des monographies, des demandes de subvention, des carnets, des
+conférences, un curriculum vitae, des lettres, des compte-rendus, des
+observations, des découvertes, des analyses, des posts sur les réseaux sociaux
+ou encore des billets de blog, des courriels, etc. Cette figure sociale est un
+corps de textes mû par l’écriture et possède un noyau : l’intime. Plusieurs
+formats d’écritures savantes numériques viennent d’être nommés, ils constituent
+cependant un champ très vaste et plusieurs objets de recherche qui ne pourront
+pas tous être couverts. L’ensemble nommé « écritures savantes » représente la
+totalité des écritures qui peuvent être rattachées à une figure sociale (celle
+du savant). Parmi toutes les écritures savantes se trouvent les publications
+scientifiques. Ces publications sont un sous-ensemble sur lequel nous nous
+focaliserons pour notre recherche, et nous exclurons les autres.
+
+**Dans cette recherche est étudiée l'intimité telle qu'elle est produite par les
+publications scientifiques.**
+
+Néanmoins, l'établissement d'un lien entre la notion qu'est l'intime et les
+productions académiques n'est pas inné et nécessite d'être expliqué.
+Ce chapitre a donc pour objectif de définir ce que nous nommons intimité du
+chercheur.
+Afin de la caractériser, nous découpons ce chapitre en deux parties.
+Lors de la première partie, nous présentons l'histoire de l'intime, dont les
+origines remontent au début de notre ère entre la fin de la période
+hellénistique et le début de l'expansion du christiannisme, et portent en elle
+les héritages culturels, notamment stoïciens [hadot] et chrétiens
+[simonet-tenant], ainsi que de multiples acceptions qui la rendent de prime
+abord difficile à saisir.
+Que l'intime signifie confession religieuse, confidence à un ami, relation à
+l'autre (familiale, amicale ou amoureuse) ou encore rapport à soi, à son corps
+et à sa sexualité [montemont], nous englobons ces différentes acceptions sous la
+définition suivante : **l'intime désigne des rapports et des liens à soi et à
+l’autre (Jullien, 2013) rendus accessibles par le truchement d’objets ou
+d’espaces**.
+Malgré son aspect très générique, cette définition permet de mettre en évidence
+le caractère insaisissable et paradoxal de l'intime de par la tension qu'il y a
+entre la définition de l'intime en tant que relation immatérielle et la
+définition de l'intime en tant que « conquête d'un espace »
+[@simonet-tenant_pour_2020], c'est-à-dire un lieu ou un objet pourvu d'une
+matérialité.
+
+Plutôt que de résoudre ce paradoxe, une deuxième partie est dédiée à y échapper
+grâce à un renversement de paradigme où l'individu n'est plus au centre de
+l'intime au profit du medium qui jusque-là en était seulement le support.
+
+[parler des traces de l'intime, de leur matérialité et indicialité et grâce à
+elle, nous pouvons définir l'intimité du chercheur]
+
+## Histoire de l'intime
+
+L'intime n'est pas la notion la plus simple à définir, car comme cela vient
+d'être mentionné il s'agit d'un terme dont l'histoire est ancienne.
+En occident, nous retrouvons des traces des premiers emplois de cet adjectif
+durant l'Antiquité, au tout début de notre ère [@seneque_lettres_nodate].
+Depuis cette époque, il embarque une multitude d'acceptions différentes allant
+de la chambre à soi au journal intime en passant par la confession chrétienne.
+De nos jours, soit l'intime réfère à un rapport à soi-même, soit à un rapport à
+l'autre.
+Il désigne souvent un espace privé, à soi, qui doit être mis en tension avec un
+espace public depuis lequel accéder à l'intime devrait être impossible.
+Ce qui fait de l'intime quelque chose qui ne se donne pas à voir, quelque chose
+qui relève d'une dimension personnelle et appartient à l'individu : en ce sens
+l'intime est relatif aux choses qu'on ne souhaite pas montrer à tout le monde,
+comme cela peut être le cas pour le corps et ses parties les plus sensibles.
+De plus, l'intime embarque avec lui tout un imaginaire relatif aux corps et à la
+dimension sexuelle au sein de relations entre individus.
+Il désigne aussi des secrets que l'on souhaite cacher, par exemple sous forme
+d'écritures dans des journaux ou correspondances (à notre époque via des
+messageries électroniques).
+
+Le CNRTL^[https://www.cnrtl.fr/definition/intime] détaille toute une liste de
+définitions qui viennent compléter les quelques exemples qui viennent d'être
+énoncés.
+Le dénominateur commun de toutes ces situations est la dimension subjective
+qu'elle implique.
+L'intime relèverait donc d'une forme de vécue à la première personne que chacun,
+en tant que subjectivité sensible, est en mesure de délimiter selon des
+conventions culturelles et sociales.
+Par exemple, les relations sexuelles ne doivent pas se dérouler dans un espace
+public : elles relèvent du privé et du rapport entre deux personnes (ou plus) et
+ne doivent pas être dévoilées à la vue de tous.
+La liste des exemples pourrait être infinie tant les sujets concernés sont
+vastes : nous pouvons considérer que tout ce qui relève de l'individu et du
+non-dit en public peut appartenir à la sphère privée et à l'intime, comme par
+exemple les questions de genre, de sexualité et d'identité qui sont délicates à
+aborder en public si elles sortent des standards culturels.
+Néanmoins, nous devons faire attention à ne pas sur-interpréter cet emploi du
+privé.
+« L'espace privé » convoqué n'est pas relatif à une propriété privé, un espace
+sur lequel il est possible d'émettre un titre de propriété, c'est-à-dire un
+espace qui deviendrait une marchandise et intégrerait une forme économique de la
+transaction comme nature.
+L'appartenance associée à l'intime est un abus de langage, celle-ci doit être
+interpréter en tant qu'_être_ : l'intime est l'individu, ce qui le constitue aux
+tréfonds de lui-même.
+De par sa nature subjective et affective, l'intime ne peut pas être négocié ou
+monneyé et cela malgré les différentes politiques et controverses que nous
+connaissons aujourd'hui, comme cela est le cas avec le numérique avec l'exemple
+de toutes les polémiques sur les données personnelles.
+Nous ne traiterons pas ici de ces questions et de ces controverses qui font déjà
+l'objets d'autres recherches dans de multiples disciplines.
+
+Françoise Simonet-Tenant, professeure de Lettres modernes (XX^e^ siècle) à
+l'Université de Rouen, est spécialiste de l'écriture de soi.
+Ses travaux convoquent la notion d'intime depuis plusieurs années.
+En 2020, elle en propose l'histoire dans un article intitulé « Pour une approche
+historique de l'intime » publié dans la revue *Cliniques*
+[@simonet-tenant_pour_2020].
+Elle y démontre que le XVIII^e^ siècle est un tournant dans la définition de
+l'intime qui, depuis le V^e^ siècle avec Saint-Augustin, véhicule surtout sa
+relation avec le sacré et l'acte de confession qui est rendu obligatoire par le
+concile de Latran IV (1215).
+La confession est un dialogue entre un homme d'église et le ou la confessée.
+Cette personne dévoile à Dieu par l'intermédiaire de l'église sa vie intérieure,
+ses péchés ou ce qui est considéré comme tel, avec pour objectif la recherche de
+l'absolution.
+Cette obligation de se confesser au moins une fois par an pourrait être la
+fondation de ce que l'auteure nomme la culture de l'intime.
+D'ailleurs, au XVII^e^ siècle, l'intime est définie pour la première fois dans
+un dictionnaire en dehors de la sphère sacrée comme un lien à un ami à qui l'on
+se confie.
+L'acte de mise en récit de soi, que l'on se confesse ou que l'on se confie,
+mobilise l'autre à travers le préfixe _con-_.
+Pourtant, à partir du XVIII^e^ siècle, l'intime bascule « d’un mode relationnel
+à la conquête de l’intériorité » [@simonet-tenant_pour_2020].
+Il ne s'agit plus seulement de raconter sa vie intérieure mais d'associer des
+espaces nommés à celle-ci : par exemple la chambre à coucher ou encore le
+boudoir.
+Ce fait est expliqué par plusieurs phénomènes rencontrés lors de ce siècle : la
+spécialisation des pièces à vivre de la maison, l'engouement pour les serrures,
+mais aussi l'essor du système postal et le mouvement culturel romantique.
+Du côté de la littérature, toujours au XVIII^e^ siècle, l'oeuvre de Rousseau,
+_Les Confessions_, dont il tire probablement le nom des _Confessions_
+d'Augustin, marque les débuts des récits autobiographiques.
+Cette oeuvre démontre le changement qui s'opère entre la réalisation d'aveux et
+la conquête d'un espace, celui du livre et de l'espace public.
+Rousseau se raconte et confie son autobiographie au livre qui est le medium
+entre lui et ses lecteurs.
+
+D'autre part, Véronique Montémont croise deux méthodes d'analyses diachroniques
+pour s'y retrouver « dans la jungle de l'intime » [@montemont_dans_2009].
+Le constat initial de cette recherche relève de l'évolution sémantique complexe
+de l'intime au cours de son histoire.
+Afin de s'y orienter, V. Montémont s'appuie sur deux approches.
+La première est une analyse lexicographique dont l'objectif est de mettre en
+évidence les variations de la définition de l'intime dans un corpus de
+dictionnaires s'étalant sur la période allant du début du XVII^e^ jusqu'au
+XXI^e^ siècle.
+La seconde analyse concerne l'exploration de deux corpus de textes, issus de la
+Bibliothèque Nationale de France et de la base de données Frantext, dont
+l'analyse doit confirmer ou infirmer les résultats obtenus avec la première
+méthode.
+Les résultats observés permettent de mettre en évidence les grandes tendances
+sémantiques de l'intime.
+V. Montémont remarque tout d'abord que le terme _intime_ n'apparaît qu'en de
+très rares occasions avant le début du XVII^e^ siècle.
+Ces apparitions sont très marginales et ne réfèrent qu'au champ sémantique
+religieux.
+Alors qu'à partir du début du XVII^e^ siècle, les données lexicométriques
+associent l'intime à une relation amicale ou amoureuse.
+Il faut attendre le début du XVIII^e^ siècle pour voir réapparaître la dimension
+étymologique et religieuse relative à l'intériorité dans les définitions de
+l'intime et provoquer cette « conquête de l'intériorité » que décrit F.
+Simonet-Tenant quelques années plus tard.
+Toutefois, les deux méthodes montrent qu'il faut attendre le début du XIX^e^
+siècle pour que l'intime élargisse son champ d'action aux objets, comme le
+journal intime dont l'essor débute à ce siècle alors que les débuts des
+pratiques diaristiques remontent au XVIII^e^ siècle avant la Révolution
+française.
+Le corps est très peu associé à l'intime jusqu'au XIX^e^ siècle.
+Pour ce siècle, V. Montémont associe l'apparition de quelques occurrences liées
+au corps à l'émergence de pratiques d'hygiène corporelle dûes à l'apparition des
+salles de bain dans les foyers.
+Il faudra attendre le XX^e^ pour que l'intime soit affublé de sa dimension
+sexuelle, dont une corrélation pourrait être tirée de l'expansion du marché
+pornographique.
+
+Ce survol des différents sens que comporte le concept d'intime nous montre une
+évolution très tardive vis-à-vis de l'étendue de son histoire.
+Une théorie apportée par V. Montémont pour expliquer ce phénomène est que
+l'intime, du fait de sa plasticité, est « victime de son succès » et qu'à partir
+du XIX^e^ siècle, il fait l'objet d'« étiquettes [qui] relèvent, de manière
+flagrante, de stratégies éditoriales et publicitaires ».
+Cet engouement pour l'intime à divers emplois participe à créer un trouble
+sémantique et « fragilise l'intime », d'où un intérêt de certains à lui « fixer
+une réalité » et à le théoriser.
+Cette brève histoire de l'intime est concentrée sur la période du XVII^e^ siècle
+jusqu'à nos jours, ce qui correspond au moment de la laïcisation de l'intimité
+et à l'évolution de ces acceptions en France.
+L'intimité du chercheur telle que nous l'employons ne se rapporte pas aux
+acceptions qui viennent d'être mentionnées.
+Cependant, comme l'a montré F. Simonet-Tenant, l'intimité comporte une longue
+tradition chrétienne que l'on peut également explorer afin de circonscrire un
+peu plus cette notion.
+
+### Les *Confessions* d'Augustin
+
+Vers la fin du IV^e^ siècle, Augustin d'Hippone rédige et publie plusieurs
+ouvrages dont les très célèbres _Confessions_ qui, encore aujourd'hui, font
+couler beaucoup d'encre [@augustin_confessions_1993].
+Plus connu sous le nom de Saint-Augustin, il se converti tardivement au
+christiannisme [@augustin_confessions_1993, p.257] -- tout un livre des
+_Confessions_ est dédié à cette conversion profonde -- et devient l'une des
+figures majeures de la pensée chrétienne de cette époque.
+Ses écrits sont de ceux qui permirent l'absorption de la tradition philosophique
+antique dans la philosophie chrétienne [@augustin_confessions_1993, p.71,
+p.399]  dont il se détache surtout sur le plan théologique.
+Les _Confessions_ appartiennent à la catégorie des récits autobiographiques.
+L'auteur y laisse ses mémoires et raconte sa profession de foi à travers les
+différentes étapes qui l'y menèrent : éducation en lettres et en philosophie
+(néoplatoniciens, stoïciens), appétence pour certains courants comme le
+manichéisme ou encore les rencontres avec des personnages clés tel qu'Ambroise
+de Milan, l'évêque qui le baptisa et dont il était l'élève.
+Pour Deproost [-@deproost_quete_2019], la quête d'Augustin est celle du sublime
+qui est « lié à la radicalité d’une démarche intérieure ».
+Cette démarche intérieure repose en partie sur des méthodes et des exercices
+qu'il livre à son lectorat à travers son expérience de la conversion et du
+sublime.
+Les _Confessions_ d'Augustin ne sont pas destinés à Dieu qui n'y apprendrait
+rien [@augustin_confessions_1993, p.149] puisqu'il est déjà présent en tout un
+chacun ; Augustin s'adresse ainsi à ses lecteurs qu'il interpelle à plusieurs
+reprises tout au long de son oeuvre.
+Ce texte ne relève donc pas du genre diaristique, que l'on souhaiterait garder
+secret, mais d'un genre à visée méthodologique et pédagogique pour lui-même et
+pour ses lecteurs.
+Ce type d'écriture de soi n'est pas sans rappeler les écrits de certains
+philosophes grecs ou romains, tels Sénèque dans ses lettres à Lucilius ou
+Marc-Aurèle dans ses _Pensées pour moi-même_ [@aurele_pensees_2015], dont
+l'objectif est la sagesse tant désirée.
+
+Ce texte retient notre attention pour plusieurs raisons.
+La première est qu'il contient l'une des plus anciennes mentions de l'intime et
+que celle-ci est directement liée à la construction de l'intimité chrétienne
+évoquée précédemment ; la seconde est le lien établi entre l'écriture, l'intime
+et la mémoire [@augustin_confessions_1993, p.331 ; @dubreucq_coeur_2020 ;
+@deproost_quete_2019].
+Cette autobiographie relate la quête d'Augustin et son incessante recherche
+d'une incarnation de Dieu dans le monde extérieur entre « le ciel et la terre ».
+La piste de l'intimité augustinienne apparaît dès le début de l'oeuvre lorsque
+l'auteur écrit : « Je ne serais donc point, mon Dieu, je ne serais point du tout
+si vous n'étiez point en moi » [@augustin_confessions_1993, p.26].
+D'autres indices marquent cette recherche jusqu'au livre III, lorsqu'au VI^e^
+chapitre, la célèbre formule latine «_tu autem eras interior intimo meo_ »
+introduit l'étymologique du superlatif de l'intérieur, l'*intimus*.
+La traduction complète de ce passage signifie :
+
+> « [...] mon Dieu, que je vous cherchais, non par cette lumière d'esprit et
+> d'intelligence que vous m'avez donnée par-dessus les bêtes, mais par les
+> organes de mes sens corporels, qui n'ont pour objet que les choses
+> extérieures ; au lieu que **vous êtes plus intérieur à mon âme que ce qu'elle
+> a de plus caché au-dedans d'elle**, et que vous êtes plus élevé que ce qu'elle
+> a de plus haut et de plus sublime dans ses pensées.
+> [@augustin_confessions_1993, p.100] »
+
+Par cette phrase, Augustin cherche à montrer que Celui qui le constitue au plus
+profond de lui-même relève d'un ordre divin, transcendant, et qui va « plus
+haut » et plus profond que ce qu'il peut imaginer.
+L'intimité augustinienne n'est pas déterminée par l'individu mais par son
+Créateur, elle est donnée par celui-ci et ne peut être sondée intégralement.
+Néanmoins, cette prise de conscience de soi éprouvée par Augustin n'est pas dûe
+à une hasardeuse illumination.
+C'est le fruit d'une recherche approfondie et de réflexions et ce livre en est
+une méthode pour l'atteindre que l'auteur souhaite transmettre.
+
+L'auteur indique lors du livre X [@augustin_confessions_1993, p.342-343]
+consacré au « Temps présent, mémoire et désir » :
+
+> Qu'est-ce donc que j'aime quand j'aime mon Dieu ? Et qui est celui qui est si
+> fort élevé au-dessus de la plus haute partie de mon âme ? Je veux par elle
+> m'élever jusqu'à lui ; je veux passer au-delà de cette puissance par laquelle
+> je suis uni à mon corps, et qui anime toutes ses parties. Car je ne saurais
+> connaître mon Dieu par elle, puisque si elle était capable de cette haute
+> connaissance, les chevaux et les mulets qui sont sans raison, pourraient
+> connaître Dieu comme moi, ayant comme moi cette puissance qui donne aussi leur
+> vie à leur corps.
+> [...] Je passerai donc au-delà de ces puissances naturelles qui sont en moi
+> pour m'élever comme par degrés vers celui qui m'a créé, et je viendrai à ces
+> larges campagnes, et ça ces vastes palais de ma mémoire où sont renfermés les
+> trésors de ce nombre infinis d'images qui y sont entrées par les portes de mes
+> sens. C'est là que nous conservons aussi toutes nos pensées en y ajoutant ou
+> diminuant, ou changeant quelque chose de ce que nous avons connu par les sens,
+> et généralement tout ce qui y a été mis comme en dépôt et en réserve, et que
+> l'oubli n'a point encore effacé et enseveli.
+
+Cet extrait des _Confessions_ introduit deux nouveaux concepts pour définir
+l'intime, la mémoire et l'oubli, qui selon l'auteur distinguent l'être humain du
+reste des créations comme les « chevaux et les mulets ».
+Ainsi, c'est en fouillant et en parcourant sa mémoire que l'on peut s'élever
+vers l'illumination et espérer connaître Dieu.
+L'intimité au plus profond de l'être est ici juxtaposée à la mémoire qui en
+devient le réceptacle.
+Ce sont les événements extérieurs à l'individu qui y rentrent par les sens sous
+la forme d'images que l'esprit peut rappeler, sous réserve de quelques
+modifications.
+La mémoire n'est donc ni un miroir absolument conforme à une réalité vécue à la
+première personne, car elle est sujette à des déformations provoquées par un
+retour d'expériences, ni infaillible puisqu'elle peut être affectée par l'oubli.
+Afin de préserver l'opposition entre l'intérieur et l'extérieur, Augustin fait
+de la mémoire un espace dont les « plis et replis s'étendent à l'infini » et que
+l'esprit seul ne peut englober.
+L'individu n'a aucune vue d'ensemble de sa propre mémoire.
+La mémoire n'est donc pas un espace plat, où tous les éléments qu'elle renferme
+seraient visibles, mais elle est un espace constitué de « plis » dont la
+topographie cachent des éléments à l'esprit.
+Ces expériences vécues à la première personne, ces souvenirs, ne sont pas les
+seuls éléments à exister dans la mémoire.
+Quatre chapitres (IX, X, XI et XII) du livre X sont consacrés à une autre entité
+qu'est la connaissance relevant des sciences et des mathématiques.
+La mémoire abrite également les connaissances, or celles-ci ne sont pas
+mémorisées par les sens qui sont les seules portes d'entrée de la mémoire, nous
+dit Augustin.
+L'exemple des mathématiques est flagrant : la connaissance mathématique n'a rien
+à voir avec la langue qui sert à l'enseigner (latin ou grec), puisque, comme le
+raconte Augustin, le son de la parole et la dimension géométrique sont deux
+choses différentes.
+Les dimensions resteront identiques quelle que soit la langue utilisée pour les
+décrire.
+Augustin contourne ce problème et y répond par l'inclusion préalable des
+connaissances du monde dans la mémoire.
+L'ensemble de ces connaissances sont présentes dans la mémoire, et les stimuli
+extérieurs permettraient d'activer la mémoire et de déplier un pan de cet espace
+pour dévoiler la connaissance qui s'y cache.
+
+Au-delà de cette conception d'une mémoire transcendante, il est intéressant de
+noter plusieurs traits caractéristiques de la mémoire, et par extension de
+l'intimité superposée à celle-ci, que nous pouvons tirer de cette brève lecture
+des _Confessions_.
+La mémoire est un espace intérieur doté d'un _topos_ particulier fait de plis et
+de replis sous lesquels sont abrités des connaissances et des souvenirs.
+L'oubli, en intègrant la mémoire, agit comme un repli.
+Il recouvre l'information pour la cacher à la mémoire, et l'individu n'est plus
+à même de retrouver cette image d'une connaissance puisqu'elle est enfouie.
+Néanmoins, un stimuli extérieur permet de retirer le pli et de rendre accessible
+l'information qui était enfouie dessous.
+D'une certaine manière, enfouir une information sous un pli de cet espace
+revient à cacher une information à soi-même, elle devient ainsi quelque chose
+auquel l'esprit n'a plus accès.
+Ainsi, la métaphore du repli permet d'introduire la soustraction de quelque
+chose au regard de l'autre ou de soi dès les prémices de l'intimité chrétienne.
+
+L'exemple de l'écriture des _Confessions_ illustre parfaitement cette pensée
+puisque, pour Augustin, c'est l'exercice de la lecture des Écritures qui lui a
+permis de trouver l'illumination parmi les connaissances contenues dans sa
+mémoire, donc par l'entremise d'un medium externe.
+Augustin produit une mise en abîme de cette expérience en se servant à son tour
+de l'écriture pour transmettre son expérience personnelle et qu'elle puisse
+servir de méthode chez ses futurs lecteurs.
+Ce jeu entre lecture, écriture et dialogue (ceux qu'il raconte dans son
+autobiographie) ne sont pas sans rappeler les inspirations néoplatoniciennes ou
+stoïciennes que l'auteur mentionne dans son ouvrage.
+
+### Les inspirations stoïciennes
+
+Les références à la philosophie antique ne manquent pas dans les écrits
+d'Augustin.
+Il est souvent fait mention des stoïciens comme Cicéron
+[@augustin_confessions_1993, p.94] ou des néoplatoniciens tels que Porphyre ou
+Plotin dans les _Confessions_ [@augustin_confessions_1993, p.217, p.399].
+P. Hadot propose également un lien entre le titre des _Confessions_ d'Augustin
+et les _Pensées pour moi-même_ de Marc-Aurèle (stoïcien), qu'il inscrit
+directement dans cette lignée de récit autobiographique [@hadot_exercices_2002,
+p.150].
+Parmi les similitudes avec les stoïciens, nous en retrouvons également avec
+certains écrits de Sénèque comme c'est le cas entre les deux textes intitulés
+_De Beata Vita_ (Augustin) et _De Vita Beata_ (Sénèque).
+Un autre croisement entre ces deux auteurs peut être réalisé puisque, tout comme
+Augustin, Sénèque emploie le superlatif de l'intérieur dans ces échanges avec
+Lucilius.
+Foucault dans ses « écrits sur soi » [@foucault_dits_2001, p. 1245] évoque la
+relation épistolaire qu'entretiennent Sénèque et Lucilius au I^er^ siècle, ce
+dernier étant à ce moment-là gouverneur de Sicile pour le compte de l'empereur
+Néron.
+La correspondance entre les deux protagonistes s'étale sur deux années et l'on
+décompte pas moins de 124 lettres rédigées par Sénèque à l'intention de
+Lucilius.
+Elles ont été regroupées sour la forme d'un reccueil intitulé _Lettres à
+Lucilius_.
+Ce reccueil est connu pour aborder une large variété de sujets ayant pour
+objectif de former Lucilius au stoïcisme.
+La correspondance est le medium employé ici dans le cadre de leçons de
+philosophie.
+Le contenu des lettres comporte néanmoins un double style d'écriture : les
+leçons se mélangent à une conversation plus privée qui déborde de la simple
+relation d'un maître à un élève.
+La lettre 83, où l'on trouve cette référence à l'intime que mentionne M.
+Foucault, témoigne de cette double écriture :
+
+> Vous voulez que je vous rende compte de ce que je fais chaque jour et toute la
+> journée. C'est avoir bien bonne opinion de moi, de croire qu'il ne s'y trouve
+> rien que je voulusse cacher. Sans doute l'homme devrait toujours se conduire
+> comme s'il avait des témoins, toujours penser comme si quelqu'un pouvait lire
+> au fond de son coeur. Et certes il le peut ! Que sert-il en effet de se cacher
+> des hommes ? Il n'est rien de fermé pour Dieu : il est présent dans nos âmes ;
+> il intervient dans nos pensées. Que dis-je? intervient, comme s'il s'en
+> éloignait jamais ! Vous serez satisfait, Lucilius ; je vous rendrai compte
+> volontiers de toutes mes actions, suivant leur ordre. Je vais donc me mettre à
+> m'observer, et, pour plus de sûreté, je ferai le soir la revue de ma journée.
+> [@seneque_lettres_nodate](http://agoraclass.fltr.ucl.ac.be/concordances/sen_luciliusX/lecture/3.htm)
+
+Dans cet extrait, la référence à l'intime se présente de la manière
+suivante : « _Sic certe uiuendum est tamquam in conspectu uiuamus, sic
+cogitandum tamquam aliquis in pectus intimum introspicere possit: et potest_ »
+qui est traduit par « au fond de son coeur ».
+Alors que cette lettre précède d'environ 300 années les _Confessions_
+d'Augustin, nous retrouvons la présence d'une forme divine transcendante comme
+caractéristique principale de l'intimité : Dieu est présent à l'intérieur de
+l'être.
+Toutefois, il ne faut pas s'y méprendre, la mention de Dieu chez Sénèque diffère
+de celle que l'on retrouve chez Augustin.
+En l'an 60, la période hellénistique est terminée depuis presque 90 années et
+les croyances grecques sont tombées en désuétude.
+De plus, l'expansion du christiannisme n'ayant pas encore eu lieu, la religion
+chrétienne ne domine pas encore la vieille Europe.
+L'évocation de Dieu chez Sénèque fait plutôt référence à d'autres conceptions du
+divin tirées de la philosophie stoïcienne ou plus largement de la philosophie
+antique comme peut l'être la nature ou la raison.
+
+La structure de la lettre comporte deux parties distinctes.
+La première partie relate le quotidien de Sénèque, il y livre les nombreux
+événements qui ont marqué sa journée, des exercices corporels, son régime
+alimentaire, ses ablutions, etc., avant d'amorcer la seconde partie relative à
+la leçon de philosophie au moyen de la transition suivante : « Vous me demandez
+quels objets ont occupé mon esprit ? Je vais vous le dire. ».
+Sénèque utilise ce type de formule interrogative à plusieurs reprises tout au
+long de la première partie de la lettre.
+Ce mode de révélation a pour effet de donner au lecteur la sensation d'entrer
+plus profondément dans l'intimité de l'auteur, couche après couche.
+Dans ce cas précis l'auteur procède à une transition, les révélations sur le
+corps sont terminées et il passe aux révélations de l'esprit.
+C'est d'ailleurs la dernière occurrence de cette forme interrogative dans cette
+lettre, le reste étant dédié à la leçon de philosophie.
+
+Cette lettre dont le contenu dévoile l'intimité de Sénèque qui raconte le
+déroulement de sa journée, puis y incorpore des références à Zénon, le fondateur
+de l'école stoïcienne, dépasse le simple récit autobiographique.
+Cette juxtaposition entre les deux types de récit laisse soupçonner un autre but
+qu'une simple relation amicale où l'on se confierait à un ami ou à une visée
+réflexive d'un autre ordre relationnel que celle du maître à l'élève.
+La présente lettre de Sénèque a Lucilius doit être comprise dans son ensemble en
+tant que leçon philosophique.
+Il ne s'agit pas de savoir quel est le type de relation qui unit ces deux
+individus mais de comprendre en quoi ce contenu vise à instruire Lucilius.
+Cette lettre est un exemple de ce que P. Hadot intitule « exercice spirituel »
+et démontre la manière dont se pratique la philosophie stoïcienne.
+
+### Les exercices spirituels
+
+Dans son ouvrage _Exercices spirituels et philosophie antique_, Pierre Hadot
+décrit ce qu'était la philosophie antique durant l'apogée de la civilisation
+grecque que l'on peut situer à partir de la période des présocratiques (environ
+700 av. JC) jusqu'à la fin de la période hellénistique (31 av. JC.).
+Durant cette période, la philosophie n'était pas seulement un exercice de pensée
+pour répondre aux questions sur l'existence de l'être et son rapport au monde,
+mais était un mode de vie qui se pratiquait au quotidien.
+Elle était pratiquée par celles et ceux qui aimait et désirait la Sagesse.
+L'objectif n'était pas d'atteindre cette sagesse, car elle est l'apanage des
+dieux, mais d'en frayer la voie pour s'en rapprocher.
+Les philosophes de l'antiquité, à la différence de leurs contemporains
+spécialistes du savoir, les sophistes, modifiaient ainsi leur façon de vivre et
+l'accordaient à un système de valeurs vertueuses aligné sur les préceptes de
+l'école ou du courant philosophique auquel ils étaient rattachés.
+La philosophie pratiquée par les anciens était plus qu'un mode de pensée, elle
+était une « manière d'être » [@hadot_exercices_2002, p.77].
+Afin de parcourir ce chemin vertueux, les différentes écoles et courants ont mis
+au point des séries d'exercices spirituels que le philosophe pratiquait au
+quotidien.
+
+L'étymologie de ces exercices est strictement identique à celle de l'ascèse
+chrétienne : _askesis_.
+Les deux termes ont une origine commune mais une signification bien différente.
+À ce propos, P. Hadot nous met en garde quant à la confusion possible entre ces
+deux *askesis*.
+L'*askesis* chrétienne se rapproche de la définition contemporaine du terme,
+c'est-à-dire de l'abstinence ou de la restriction de nourriture, de boisson, de
+relation sexuelle, etc. ; alors que l'*askesis* grecque ne renvoie qu'aux
+exercices spirituels que nous avons mentionnés, qualifiés comme étant « une
+activité intérieure de la pensée et de la volonté » [@hadot_exercices_2002,
+p.78].
+La philosophie antique, à travers l'*askesis*, agit comme une « thérapeutique
+des passions » [@hadot_exercices_2002, p.22].
+Une pratique assidue permet de se dépouiller de ces dernières et d'opérer une
+objectivation du monde débarassée des perceptions subjectives et des affects.
+« L'intériorisation [réalisée à travers cette vie ascétique] est dépassement de
+soi et universalisation » [@hadot_exercices_2002, p.330], notamment chez les
+épicuriens et les stoïciens.
+En somme, lorsque le philosophe entreprend son parcours, il en vient à se
+détacher de sa condition humaine et, par un mouvement d'extériorisation,
+développe une « nouvelle manière d'être-au-monde [...] qui consiste a prendre
+conscience de soi comme partie de la Nature » [@hadot_exercices_2002, p.330].
+
+P. Hadot propose également une liste de ces exercices parmi lesquels on y
+trouve : la recherche (_zetesis_), l'examen approfondi (_skepsis_), la lecture,
+l'audition (_akroasis_), l'attention (_prosochè_), la maîtrise de soi
+(_enkrateia_), l'indifférence aux choses indifférentes, les méditations
+(_meletai_), les thérapies des passions, le souvenir de ce qui est bien,
+l'accomplissement des devoirs [@hadot_exercices_2002, p.26].
+L'auteur accorde une valeur particulière à l'examen de conscience que suppose
+l'attention à soi (_prosochè_).
+Il s'agit d'un exercice à réaliser quotidiennement, voire même plusieurs fois
+par journée.
+Le philosophe prend du recul sur ses actes passés, soit une distance critique
+vis-à-vis de sa manière d'être qu'il confronte au système de valeurs auquel il
+prétend appartenir.
+Une des méthodes pour réaliser cet exercice est l'écriture de soi.
+Le philosophe couche sur le papier les actions effectuées durant une période
+précise, il s'y raconte.
+C'est ce que fait Marc-Aurèle dans les _Pensées pour moi-même_
+[@hadot_exercices_2002, p.149].
+
+[ajouter quelques paragraphes sur Marc-Aurèle]
+
+En faisant un anachronisme, cette pratique de l'écriture de soi pourrait
+aisément être confondue avec une écriture diaristique ou se rapprocher du récit
+autobiographique.
+Ce qui est également le cas avec _Les Confessions_ de Rousseau ou les
+_Méditations_ de Descartes.
+Elles peuvent effectivement être lues comme un récit autobiographique ou alors
+comme la réalisation d'une _askesis_ où l'auteur utilise l'écriture pour exercer
+une tension entre un récit de lui-même et des réflexions philosophiques.
+Le succès de cette méthode qu'est l'écriture perdure pendant plusieurs siècles
+comme en témoigne les écrits d'Athanase d'Alexandrie dans la _Vie d'Antoine_
+vers l'an 360 (soit environ 40 ans avant les _Confessions_ d'Augustin).
+P. Hadot en cite le passage suivant [@hadot_exercices_2002, p.90] :
+
+> Que chacun note par écrit, conseille Antoine, les actions et les mouvements de
+> son âme, comme s'il devait les faire connaître aux autres. En effet,
+> poursuit-il, nous n'oserions certainement pas commettre des fautes en public,
+> devant les autres. Que l'écriture tienne donc la place de l'oeil d'autrui.
+
+Ainsi, l'examen de conscience, dont la finalité est la maîtrise de soi, peut
+être réalisé par une série d'étapes dont la première est l'introspection qui est
+accomplie grâce à une mise en récit de soi via un medium, l'écriture, et génère
+alors une deuxième étape, celle de l'extériorisation de soi.
+L'écriture dépasse la simple condition de support / outils grâce auquel une
+information peut être transmise et devient la condition _sine qua non_ de
+l'accès à l'autre.
+
+À titre d'exemple, si nous reprenons le passage cité précédemment de la lettre
+de Sénèque à Lucilius, Sénèque écrit ceci : « Sans doute l'homme devrait
+toujours se conduire comme s'il avait des témoins, toujours penser comme si
+quelqu'un pouvait lire au fond de son coeur ».
+Exception faite pour l'écriture, la méthode que propose Sénèque est très
+similaire à celle de Saint-Antoine, et elle s'incarne à travers la lettre qui
+est employée comme medium.
+La relecture de la lettre de Sénèque sous le prisme de l'exercice spirituel
+modifie l'interprétation que l'on peut en faire.
+De plus, Sénèque nous indique dès le début de la lettre qu'il s'agit de
+l'exercice de l'examen de soi : « Je vais donc me mettre à m'observer, et, pour
+plus de sûreté, je ferai le soir la revue de ma journée. »
+Si nous considérons qu'il s'agit bien là de la réalisation d'un exercice
+spirituel, et en sachant que Sénèque est un philosophe, nous pouvons en déduire
+que cette lettre comporte finalement un double enjeu.
+Le premier est explicite : Sénèque fait une démonstration à Lucilius comme un
+maître peut le faire avec son élève.
+Le second est la réalisation de l'exercice pour Sénèque lui-même.
+En réalisant cet exercice dans le cadre d'une leçon qu'il dispense, Sénèque en
+profite pour appliquer cette méthode et écrire son examen de conscience qu'il va
+pouvoir livrer à Lucilius qui, en l'occurrence, incarne l'autre.
+La conjugaison au futur employée dans la lettre donne à penser que Sénèque
+prémédite les actions et mouvements qu'il va réaliser dans la journée.
+Il fait en sorte que ses actions soient vertueuses pour qu'il n'y ait rien dont
+il puisse avoir honte car il sait que Lucilius sera témoin de son récit.
+
+Cet exemple fait émerger plusieurs propriétés de l'intimité qui sont évoquées
+dans la lettre de Sénèque et que l'on peut, par extension, appliquer à la
+philosophie antique.
+Tout d'abord, cette intimité naît de la pratique de la philosophie et des
+exercices qui l'accompagnent.
+Ce n'est donc pas quelque chose qui serait donné et pré-existant à soi, mais
+quelque chose qu'il faut construire.
+Ensuite, elle nécessite un medium, dans ce cas-ci l'écriture, pour ajouter un
+mouvement d'extériorisation à une première dynamique introspective.
+En somme, le philosophe créé un récit de lui-même afin de mobiliser l'autre et
+se donner à voir, pour mettre en évidence ce qui lui est intérieur.
+
+Néanmoins, il ne s'agit pas uniquement de se livrer à autrui, d'ailleurs ce
+n'est pas le regard que l'autre peut porter sur soi qui importe.
+Qu'il s'agisse de Sénèque ou d'Antoine, leur méthode convoque un autre qui est
+soit « public », soit « témoin ».
+L'autre ainsi convoqué dans ce mouvement d'extériorisation est avant tout un
+autre social et politique.
+Finalement, le philosophe se doit d'être irréprochable, sa conduite doit
+correspondre à l'image attendu d'un philosophe dans l'école mais aussi et
+surtout dans la cité.
+Il ne dépend pas du regard que peuvent porter les citoyens sur lui, mais plutôt
+d'un système de valeurs qui le détermine en tant que philosophe.
+La question de la maîtrise de soi et de l'examen de conscience est donc
+fondamentalement éthique.
+
+L'intimité n'est donc pas soi et elle ne peut exister que parce qu'il y a
+présence de l'autre, l'intimité ne serait plus seulement un espace au plus
+profond de l'être mais un espace qui se trouve entre l'être et l'autre, entre
+soi et le monde social.
+
+### Les paradoxes de l'intime
+
+La conception chrétienne de l'intime modifie complètement les propriétés que
+nous venons d'énoncer à propos de l'intimité chez les stoïciens.
+Augustin écarte partiellement les préceptes de la philosophie antique lorsqu'il
+rejette les plans de médiations intermédiaires par lesquels passent les
+philosophes pour atteindre la sagesse [@augustin_confessions_1993, p.399] au
+profit d'un unique Médiateur, le Verbe (et ses Écritures)
+[@augustin_confessions_1993, p.401].
+Ce rejet n'est pas anodin et modifie complètement le paradigme de l'être puisque
+selon cette approche le divin et le sacré résident d'ores et déjà dans
+l'intimité.
+À partir des _Confessions_, l'intime passe d'un espace dont les frontières sont
+à délimiter à un espace transcendant et immuable.
+Ce changement dans les fondements même de l'intime est à l'origine de plusieurs
+paradoxes qui y subsistent encore aujourd'hui.
+
+Le premier paradoxe provient de cette charnière entre les périodes hellénistique
+et chrétienne.
+Lorsque Augustin s'affranchit de la conception helléniste et introduit la
+particularité humaine d'une mémoire transcendante au sein de laquelle se
+trouvent les connaissances et les savoirs oubliés, il perturbe la nature même de
+l'intime.
+Cette transition comporte un paradoxe entre d'une part une intimité stoïcienne
+qui cherche à se détacher du corps et des affects à des fins d'universalisation,
+et d'autres parts l'intimité chrétienne qui, au contraire, renvoit aux
+dimensions subjectives, sacrée et à soi.
+Ces configurations se distinguent par les _topos_ différents qu'elles
+présentent.
+Du côté des stoïciens nous avons affaire à un _topos_ qui se construit à partir
+de l'amalgame des mediums qui interviennent dans le façonnage du philosophe
+alors que du côté du christiannisme, le _topos_ pré-existe l'être puisqu'il se
+trouve en lui.
+La plus grande partie s'en trouve pourtant cachée, et c'est l'interaction avec
+des extériorités qui permet d'en dévoiler/déplier de nouvelles parties.
+
+Ensuite, F. Simonet-Tenant souligne un autre aspect paradoxal de l'intime entre
+d'une part la soustraction de choses au monde, accompagnée d'une certaine
+isolation, et d'autre part la nécessité du lien à l'autre que l'intime appelle
+[@simonet-tenant_pour_2020].
+C'est à ce paradoxe que François Jullien tente de répondre dans son ouvrage _De
+l'intime : loin du bruyant Amour_ en réconciliant ces deux aspects ensemble
+[@jullien_intime_2013].
+Il s'appuie sur les _Confessions_ d'Augustin pour étayer sa thèse de la présence
+de l'autre comme inconditionnel de l'intime.
+C'est parce qu'il y a une ouverture _entre_ moi et l'autre -- Dieu chez Augustin
+-- qu'il y a l'intime.
+Autrement dit, chez Jullien, l'intime est avant tout un espace au sein duquel on
+rencontre l'autre, tout du moins un espace où l'autre est admis.
+Cependant, la teneur de ce paradoxe dépasse la question de l'ouverture de soi à
+l'autre.
+Le point initial du paradoxe consiste à admettre une propriété de retrait du
+monde pour définir ce qu'est l'intime : on ne veut pas que le monde voit ou
+sache tout du moi.
+Néanmoins, cette position isolée du monde n'est pas satisfaisante puisqu'elle
+exclut l'autre de façon irrémédiable.
+Il faut donner une certaine porosité à ce monde en retrait pour pouvoir admettre
+cet autre à l'intérieur.
+Seulement, cette admission ne se réalise pas simplement puisqu'elle prend cette
+double forme à la fois : (i) le « mode relationnel » hérité du christiannisme et
+(ii) la « conquête d'un espace », qu'il s'agisse d'un journal, d'une chambre,
+d'un boudoir, etc.
+Voilà le paradoxe de cette intimité qui doit faire coexister ces deux formes
+ensemble alors que l'une renvoit à une forme immatérielle et l'autre à une forme
+matérielle et tangible.
+Puisqu'elle hérite de ces deux formes, et que l'on désigne l'intimité soit par
+l'une soit par l'autre, par exemple une relation intime avec quelqu'un ou un
+espace à soi, on crée une ambiguité qui participe à troubler la définition de
+l'intime que nous pouvons en retirer.
+
+Ce deuxième paradoxe met en évidence une nouvelle différence entre ces deux
+intimités que nous comparons.
+Du temps des stoïciens, ce paradoxe n'existait pas puisque l'intime ne
+comportait pas ce retrait du monde qui aujourd'hui le caractérise.
+Le retrait du monde apparaît avec la période chrétienne et avec l'acte de
+confession : c'est là l'espace où l'on peut raconter ce qui doit être caché au
+reste de la société, des choses dont on a honte et qui sont liées aux péchés.
+Or, la philosophie antique, nous l'avons vu, nécessite un ensemble
+d'interactions avec un autre social et politique pour se construire.
+Il n'y a pas de modalité de révélation de l'intimité du philosophe à cet autre
+puisque celui-ci est intégré comme partie consituante de cette intimité.
+Finalement, l'intimité stoïcienne, et donc le philosophe, n'existe que parce
+qu'elle s'insère dans une sphère politique et sociale, que ce soit à l'échelle
+d'une école, d'une cité ou d'un empire.
+
+À défaut de résoudre ces paradoxes, une issue pourrait être trouvée en creux de
+ces derniers.
+Lorsque l'on évoque l'intime, que son point d'ancrage soit chez les chrétiens ou
+chez les stoïciens, celui-ci renvoit à un medium et à des modalités de
+communication entre soi et l'autre qui évoluent selon les périodes historiques
+et les technologies à disposition.
+Pourtant, ce medium est souvent traité comme un simple support de l'information
+puisque l'intimité subsisterait au moins partiellement dans un espace
+immatériel.
+En s'appuyant sur la théorie des médias, telle qu'elle est pensée depuis les
+années 1960 avec l'école de Toronto, il devient possible de renverser cette
+perspective et de remettre le média et sa matérialité au centre de l'intime.
+
+
+
+Après ce tour d'horizon pour circonscrire l'intime,
+[faire un paragraphe de transition vers la partie suivante, et rappeler en quoi
+ceci nous aide à définir intimité du chercheur et pourquoi les documents
+deviennent les objets à étudier.]
+
+## Vers une définition de l'intimité du chercheur
+
+### Les traces de l'intime
+
+De nos jours, l’intime désigne tour à tour des espaces tels que le boudoir ou la
+chambre, des informations, des relations, des correspondances, des carnets, des
+données, sans jamais trouver de forme réellement figée.
+Finalement, ce concept désigne des rapports et des liens à soi et à l’autre
+(Jullien, 2013) rendus accessibles par le truchement d’objets ou d’espaces.
+
+Comme nous l'avons vu précédemment, un paradoxe réside dans cet intime qui
+subsiste à la fois entre des liens et des supports, ce qui participe à créer une
+certaine opacité autour de cette notion. Selon la définition précédente, c’est
+l’expérience, à travers une médiation, qui est jugée intime. Ainsi, les indices
+qui peuvent en résulter seraient des traces intimes. Ces indices ou traces sont
+des marqueurs d’une intimité-déjà-passée qui pourrait être réactivée à travers
+la médiation, par exemple par la relecture d’un texte et ce sont eux qui peuvent
+s’échapper de la sphère de l’intime jusqu’à la sphère publique. Pourtant, sans
+ce support sur lequel s’inscrivent les traces, l’intime n’existe pas.
+Ainsi présenté, ce paradoxe fait apparemment coexister (en friction) deux
+intimités : l’une est subjective et l’autre est indicielle (et matérielle).
+Néanmoins, ces deux visions ne sont pas dans une opposition absolue. La
+définition précédemment énoncée dépend d’un contexte et donc d’un système
+d’informations très particulier, car il est défini étanche et inviolable : une
+subjectivité détermine si un rapport appartient à ce champ d’expériences intimes
+ou non, donc si la médiation à soi-même ou à l’autre y est incluse ou non. Dans
+ce contexte, les deux intimités mentionnées deviennent complémentaires dans le
+système d’informations clos, c’est-à-dire que l’expérience intime est
+conditionnée par la matérialité de la médiation. Les traces font partie
+intégrante de l’intime et permettent de réactiver l’expérience lors de chaque
+réactivation de celles-ci. Or, si une trace échappe à ce système d’informations,
+si elle est publiée, elle ne peut plus appartenir à ce champ intime : sa valeur
+indicielle permet cependant à une extériorité de connaître l’existence d’une
+intimité-déjà-passée, mais elle tait l’expérience en elle-même puisque, nous
+l’avons vu, elle est l’individu, inviolable. L’ensemble qu’est l’intime intègre
+en définitive l’expérience et son support, mais si le support en est détaché, il
+n’est plus intime, seulement un fragment l’évoquant. Une fois exposée au dehors
+du système intime, l'expérience intime devient une trace de l’intime.
+
+[Faire un paragraphe sur la définition de la trace]
+
+[Reprendre l'exemple ci-dessous pour décrire les traces de l'intime]
+
+Ce bref découpage d’une situtation a priori paradoxale sert principalement à
+lever l’ambiguité sur ce qui est considéré comme étant un objet intime. Définir
+l’intime ne revient pas à le circonscrire dans un lien ou dans un support mais
+revient à définir un système d’informations particulier. À l’intérieur de ce
+dernier sont véhiculées des traces intimes qui, si elles s’en échappent, perdent
+leur caractère intime au profit d’une valeur indicielle.
+
+Prenons l'exemple d'une relation basée sur l'écriture et la lecture d'un texte
+rédigé dans le cadre d'un examen universitaire.
+Conformément à ce qui vient d'être énoncé, l'environnement intime est déterminé
+selon deux paramètres : les protagonistes et un medium.
+Pour l'exemple, les protagonistes sont au nombre de six et le medium est composé
+d'un texte dans un format numérique, véhiculé par courriel.
+Les actions d'écrire et de lire sont les médiations qui tissent le lien entre
+l'auteur et les lecteurs.
+Ce sont elles qui participent à l'expérience intime de cette relation entre les
+différents protagonistes.
+Les événements ainsi posés ne laissent aucun doute quant à l'existence de cette
+intimité grâce au texte même.
+Lorsque l'auteur écrit son texte, il le fait avec une intention dirigée vers son
+lectorat alors composé de cinq personnes.
+De la même façon, lorsque les lecteurs lisent le texte, leur attention se tourne
+vers les autres lecteurs et vers l'auteur.
+Si cette relation se déroulait par téléphone ou voie postale et non par
+courriel, sa nature en changerait ou s'il n'y avait rien de cela, elle
+n'existerait peut-être pas.
+L'écriture et la lecture d'un texte particulier sont les moments de connexion à
+l'autre ; de l'auteur vers les lecteurs, des lecteurs entre eux, des lecteurs
+vers les auteurs.
+Autre point remarquable, les propriétés intrinsèques au medium et à son mode de
+circulation permettent, dans ce cas-ci, une relation entre les protagonistes
+différée dans le temps.
+Le lien qui existe entre eux repose d'abord sur la structure matérielle du
+texte, son format numérique, puis sur le protocole d'acheminement des
+informations par courriel entre les protagonistes et, enfin, la capacité de
+stockage des courriels sur un serveur (ce qui le rend accessible en dehors d'un
+temps instantanné).
+
+Si nous modifions les paramètres de notre exemple pour une situation en
+visioconférence sans autre texte que celui d'un échange oral, les modalités de
+la relation entre les six individus s'en retrouve complètement modifiée : la
+temporalité devient instantannée et la relation n'existe que pour un temps
+encore plus limité que par des échanges courriels, temps qui équivaut à celui de
+la durée de la visioconférence.
+En dehors de ce temps là, les seules traces qui subsisteront seront dans les
+mémoires des protagonistes.
+
+D'ailleurs, si nous reprenons les échanges par courriels, cette connexion entre
+les émetteurs et les récepteurs du système d'informations intime ne s'établit
+pas seulement à la première lecture du texte, une relecture peut permettre de
+réactiver ce lien, et donc l'expérience vécue.
+En revanche, si ce texte est **publié** dans un journal, ou sur un
+[blog](https://cailloux.en-cours-de.construction/posts/journal/sujetThese.html),
+il témoignera d'une intimité en cours ou d'une intimité passée, mais n'en
+dévoilera seulement que des indices plus ou moins flagrants : effet que certains
+spécialistes nomment extimisation.
+Cette publication n'est plus qu'un indice du lien existant entre les six
+protagomistes de notre exemple et ne permet pas à un lecteur tiers de vivre
+l'expérience de ce lien : nous ne sommes plus dans le champ intime inaliénable
+décrit précédemment, mais plutôt dans ce que nous pourrions temporairement
+nommer un *champ extime*.
+À défaut de pouvoir s'insérer dans cette relation indicielle, le lecteur
+extérieur (un septième protagoniste) crée, par son acte de lecture, une nouvelle
+relation avec l'auteur dont la nature serait *a priori* extime.
+
+Cette perception de l'intime relève en conséquence d'une médiation particulière
+et concerne le rapport d'un individu à lui-même et/ou à l'autre.
+L'intimité, lorsqu'elle est renvoyée à la figure du chercheur, pourrait être
+rattachée à l'écriture, ce qui constitue notre postulat initial.
+Si le chercheur est constitué par des écritures, celles-ci doivent également
+avoir un rapport avec le noyau à *l'intérieur de l'intérieur* de cette entité.
+Si nous suivions l'héritage cartésien traditionnel, et le célèbre *cogito ergo
+sum*, l'hypothèse que nous pourrions envisager pour répondre à notre
+problématique serait celle du sujet penseur, dont l'intimité permettrait de
+produire l'écriture.
+Il y aurait une intimité détachée des écritures, pré-existante, à partir de
+laquelle seraient agrégées des écritures pour former l'image du chercheur.
+La position que je souhaite tenir est tout à fait inverse, non anthropocentrée,
+et vient plutôt s'inscrire dans la pensée préhumaine, courant posthumain
+s'insérant dans la théorie des médias [@vitali-rosati_pour_2021] : celle où
+l'écriture précèderait l'intime.
+Dès lors, le chercheur serait le résultat de dynamiques d'écritures et de
+publications auxquelles il est soumis, et son intimité résulterait de ce
+processus.
+Ces dynamiques (que nous pourrions nommer conjonctures médiatrices
+[@vitali-rosati_media_2019]) sont un ensemble de médiations rattachées à
+différentes sphères politiques, techniques et sociales.
+Elles définissent le milieu au sein duquel évolue le chercheur.
+En somme, l'intimité du chercheur, et par extension le chercheur lui-même,
+n'existe que parce qu'un milieu particulier la fabrique.
+Ainsi, la problématique formulée initialement peut être renversée : il ne s'agit
+plus de questionner l'expression de l'intimité du chercheur dans les écritures
+savantes, mais plutôt d'essayer de savoir quels sont les effets du numérique sur
+l'intimité du chercheur.
+
+### L'intimité au prisme de la théorie des médias
+
+Toutefois, il est légitime de se poser la question de l'étude de l'intime :
+comment faire ?
+L'objectif de cette recherche n'est pas de mettre en avant une individualité
+particulière, ou de se focaliser sur la dimension subjective de l'intime (par
+définition inaccessible).
+Cet aspect de l'intime serait, a priori, impossible à étudier.
+Pour autant, nous avons évoqué les traces de l'intime, celles qui persistent
+dans l'espace public et à partir desquelles nous pourrions mener notre
+recherche.
+
+Aussi, l'étude de ces médiations intimes sera réalisée depuis les traces intimes
+et le prisme de la théorie des médias.
+La genèse de cette théorie remonte aux années 1960 si nous laissons de côté les
+essais philosophiques qui traitent partiellement de ce sujet (nous pouvons
+remonter jusqu'à Platon).
+À cette période, Marshal McLuhan, considéré unanimement comme le père des *media
+studies*, publie la *Galaxie Gutemberg* [-@mcluhan_galaxie_2017] et *Pour
+Comprendre les médias* [-@mcluhan_pour_1977], deux textes références en la
+matière.
+La célèbre provocation « The medium is the message » se positionne à l'opposé de
+la pensée dominante de cette époque qui est issue de la cybernétique et de la
+théorie de l'information développée dans les années 1950 (entre autre par
+Shannon [-@shannon_mathematical_1948], Wiener, Turing) , celle où le medium
+n'est rien d'autre qu'un support de l'information, il n'entre pas dans
+l'équation du sens de cette dernière.
+Au-delà d'une simple provocation, la pensée de McLuhan fait école [de Toronto]
+et continuera à frayer son chemin jusqu'en Europe.
+
+Dans l'Allemagne des années 1970, Friedrich Kittler
+[@mersch_theorie_2018;-@kittler_mode_2015;-@kittler_gramophone_2018] traite, à
+la suite de McLuhan, de la question de l'écriture et du medium qu'est
+l'ordinateur (sujet qui n'est pas tant abordé par McLuhan).
+En France, les sciences de l'information et de la communication arrivent
+tardivement, il faut attendre 1975 pour que cette (inter)discipline naisse
+officiellement.
+Quelques années plus tard, en 1979, Régis Debray emploie pour la première fois
+le terme de *médiologie* dans son ouvrage *Le pouvoir intellectuel en France*,
+cependant il faudra attendre la publication du *Cours de médiologie générale* en
+1991 pour poser les fondations théoriques de ce champ d'étude, courant qui se
+distingue des autres écoles de pensée de la théorie des médias.
+Par la suite, d'autres courants voient le jour à partir des années 1990 comme
+l'intermédialité [@tadier__2021] (école montréalaise dont l'origine se trouve
+dans les années 1960) ou encore la naissance de concepts qui s'inscrivent dans
+des courants plus génériques, par exemple l'énonciation éditoriale
+[@souchier_image_1998], la documentarisation
+[@zacklad_processus_2004;@zacklad_design_2019] et l'éditorialisation
+[@merzeau_editorialisation_2013;@vitali-rosati_pour_2021;@vitali-rosati_editorialization_2018]
+dans le courant francophone ou encore la *remediation*
+[@bolter_remediation_1998] pour le courant anglophone.
+
+La théorie des médias fait apparaitre **deux enjeux** autour de notre
+problématique : celui, tout d'abord, de l'apparition de l'intime au croisement
+de l'écriture numérique (technique) et du monde social, politique et culturel
+dans lequel évolue le chercheur, puis, celui de la transmission, donc de la
+nécessité de faire trace et mémoire.
+
+À l'endroit de l'écriture numérique, l'enjeu social, politique et culturel
+touche plus que toutes les autres la dimension de publication de la recherche.
+Le modèle actuel de publication scientifique est hérité d'une tradition d'un peu
+plus de trois siècles : il faut remonter à la fin du 17^e^ et début du 18^e^
+siècle pour observer la naissance des premières revues savantes
+[@vittu_trois_2019].
+Lorsque le système postal n'est plus réservé à la noblesse, les savants
+l'emploient pour entretenir des correspondances entre eux.
+Le papier est cher et précieux, les échanges sont relativement courts (quelques
+pages tout au plus) et ressemblent vaguement à une forme du type *article*.
+En 1665, la première revue (Le Journal des Savants) fonctionne sur le principe
+d'un recueil de lettres qui puisse être rendu accessible à tous (publié) et se
+dégager ainsi du silo de la correspondance.
+Le fonctionnement a depuis bien évolué, les outils techniques se globalisent et
+les protocoles de publications scientifiques ont bien changé.
+
+La transition à la fin du 20^e^ siècle au numérique ubiquitaire déplace le
+paradigme de l'imprimerie traditionnelle vers celui de l'écriture numérique.
+Cette écriture se voit dotée de nouvelles caractéristiques : elle ne concerne
+plus seulement l'inscription de signes sur un support, mais toutes les
+captations qui entrent dans le champ du numérique, puis elle devient computable.
+S'opère alors une transformation des espaces et des architectures à laquelle le
+modèle de publication scientifique n'échappe pas
+[@vitali-rosati_quest-ce_2020-1].
+
+La chaîne de publication scientifique mobilise différents acteurs : des
+éditeurs, des relecteurs, des développeurs Web, des outils, *etc*.
+Dès lors, l'écriture (numérique) savante se voit altérée par les modifications,
+les conversions ou les transformations. Ce fait n'est pas nouveau et ne date pas
+de l'ère numérique.
+Cependant, une différence notable apparaît : les écritures numériques ne sont
+plus seulement le fait des êtres humains, tout un ensemble de robots, de
+logiciels, et d'algorithmes lisent, encodent et écrivent des textes qu'aucun
+humain ne lit.
+Les textes écrits par des êtres humains sur un support numérique ne sont que des
+représentations de ce que cet ensemble numérique écrit, manipule ou transforme
+[@kittler_mode_2015].
+Il s'agit de ce que Souchier désigne comme une « rupture sémiotique »
+[@souchier_numerique_2019].
+L'auteur s'appuit obligatoirement sur des architextes [@souchier_pour_1999] pour
+amorcer l'action d'écriture, seulement cette action n'est pas celle qui
+enregistre l'information sur son support.
+Le geste d'appuyer sur une touche du clavier est décorrélé de l'action
+d'inscription sur un support, d'autant plus que ces deux étapes sont réalisées
+dans des langages différents.
+Le langage naturel qui s'affiche à l'écran n'est ainsi qu'une représentation de
+sa nature numérique enregistrée sur un disque dur.
+Sans la médiation opérée par les logiciels, le texte encodé sur le disque dur
+n'est plus accessible à la lecture.
+La lettrure (le regroupement des actions de lire et écrire en environnement
+numérique réalisé par Souchier) [@souchier_numerique_2019] devient complètement
+dépendante de son architexte pour exister.
+
+Dans le cadre d'une chaîne éditoriale savante, la mobilisation de l'architexte
+devient plus complexe et peut perturber la nature même du texte.
+Un texte est initialement rédigé dans un document sur un ordinateur, que ce soit
+dans une situation locale, ou sur un service Web dédié à l'écriture.
+Une fois écrit, ce texte transite ensuite par plusieurs terminaux, sous
+différents systèmes d'exploitation et autres technologies dédiées à la lecture
+et à l'écriture, pour être annoté et corrigé par plusieurs mains avant d'être
+validé pour publication ; ainsi les acteurs de cette chaîne éditoriale (humains
+et numériques) participent à l'élaboration de cette écriture savante.
+Étant donné que chaque logiciel et chaque version des logiciels fonctionnent
+différemment les uns des autres, chacun réécrit partiellement le texte
+(notamment dans le cas des logiciels de traitement de texte) et provoque ainsi
+un ensemble de modifications afin de nous rendre sa représentation en langage
+naturel accessible dans une interface.
+Il ne s'agit plus d'un système où la seule existence du chercheur repose sur la
+reconnaissance par les pairs, mais repose également sur toute une infrastructure
+sociale et technique qui participe littéralement à l'écriture du texte.
+Nous pourrions à cet endroit émettre une nouvelle hypothèse d'une construction
+collective de l'intimité du chercheur (composée par les agents humains et les
+agents numériques qui participent à l'écriture).
+
+Reprenons l'exemple précédent du texte comme medium de l'expérience intime entre
+les six protagonistes dans le cadre d'un examen universitaire, mais ce coup-ci
+lors de sa phase d'écriture, avant qu'il ne soit envoyé par courriel.
+Nous pouvons d'ores et déjà observer que le texte au centre de la relation n'est
+pas sorti du néant ou de la seule volonté de son auteur présupposé.
+De la même façon que le contexte d'écriture, et donc ses normes et conventions,
+façonnent la relation ; les étapes de construction qui mènent à son existence en
+tant que medium de cette relation participent à l'écriture de sa forme finale.
+Que ce soit délibéré ou par des conventions d'habitude, le choix de
+l'architexte, parce qu'il écrit tout autant voire plus que l'auteur et que les
+lecteurs, ne peut pas être un paramètre écarté de l'observation de la
+construction de l'intime.
+Ce principe où toutes les interventions éditoriales dans un texte sont mises en
+lumière et participent à créer une forme d'auctorialité, Souchier et Jeanneret
+le nomme « énonciation éditoriale »
+[@souchier_image_1998;@jeanneret_lenonciation_2005].
+Cette relation entre les protagonistes n'existe que parce que le texte en est le
+medium, mais aussi parce que les logiciels sont les supports des médiations qui
+ont lieu dans le système d'informations intimes.
+Toutefois, s'appuyer uniquement sur le logiciel comme mode d'interaction avec le
+numérique serait une vision erronée car elle est trop superficielle.
+Le numérique n'est pas un espace clos sur lui-même.
+Dans ses récents travaux, Emmanuël Souchier [-@souchier_numerique_2019] propose
+des cadres sémiotiques fonctionnant sur le principe des couches informatiques
+(du *hardware* jusqu'au *software*).
+Ces cadres matériel, système, réseaux, logiciel, approfondissent déjà grandement
+la construction des échanges.
+La complexité est telle que déjà la notion d'auteur commence à s'estomper.
+Pourtant, ces cadres sont encore trop restrictifs : nous l'avons vu, un format
+d'écriture (par exemple un article de revue ou une monographie), des conventions
+ou normes (disciplinaires, typographiques), des restrictions et des contraintes,
+*etc.*, participent tout autant à l'écriture et à la construction de la relation
+intime.
+L'énonciation éditoriale s'étends au-delà des cadres techniques et éditoriaux.
+
+Finalement, il ne s'agit plus seulement de réaliser des modifications dans le
+texte savant mais de modifier la structure du medium au fil de l'évolution du
+lien entre les protagonistes.
+Tous les paramètres variables qui viennent d'être énoncés n'opèrent pas
+seulement des modifications qui relèvent de l'ordre du textuel, situées sur la
+couche supérieure du medium, c'est-à-dire le texte, mais opère plus en
+profondeur sur la structure du medium lui-même.
+Chaque choix, chaque action, qu'elle soit humaine ou machine, perturbe l'état
+initial du medium en y laissant des empreintes et des inscriptions pour en
+modifier les propriétés.
+
+Un texte savant n'est plus seulement une page blanche sortie d'un logiciel de
+traitement de texte mais devient le porteur de toutes les médiations qui l'ont
+amenées jusqu'à la dernière étape de la chaîne de publication.
+De cette manière, le medium dépasse son statut de support de la relation pour
+devenir la relation même.
+
+[Voir s'il y a des éléments nous permettant d'introduire le posthumanisme. À
+partir de la conception stoïcienne de l'intime (inclusion de la nature en soi),
+essayer de développer un changement de vision du monde de Mère Nature à la
+matrice (My Mother was a computer) ...]
+
+[définir l'intimité du chercheur]
+
+[ajouter un paragraphe sur l'intermedialité montréalaise et sur l'étude des
+relations comme prisme pour étudier l'intime dans les chapitres suivants]
+
+[éditorialisation de l'intimité du chercheur ?]
+
+## Conclusion
+
+L'objectif de cette première partie était de circonscrire la notion d'intime
+autour de jalons particuliers .
+Après ce bref tour d'horizon sur la diversité des formes de l'intime, nous
+allons définir ce que nous appelons l'intimité du chercheur telle quelle sera
+mobilisée par la suite.
+Dans ce cas de figure précis, nous évacuons l'ensemble des acceptions
+contemporaines et des connotations sexuelles qu'elles peuvent embarquer pour
+revenir à une définition proche de son étymologie du superlatif de l'intérieur.
+
+Nous avons observé deux héritages distincts de cette étymologie.
+Tout d'abord l'héritage des philosophes de l'antiquité où l'intime est un espace
+à construire selon une méthode et un mode de vie rigoureux.
+Cette construction permet de produire le philosophe dans la Cité (qui se
+distingue du seul exercice intellectuel représenté par les sophistes).
+Ensuite, il y a la conception de l'intimité chrétienne, qui elle est constituée
+d'un espace en soi et dont les frontières pré-existent l'individu.
+Cet héritage, nous l'avons vu, survit dans les acceptions contemporaines de
+l'intimité.
+
+Toutefois, la tradition chrétienne n'est pas la seule à subsister dans le temps.
+Malgré les déformations subies lors de l'expansion du christiannisme, la
+tradition des exercices spirituels pratiqués par les anciens persiste en
+Occident à travers les siècles sous diverses formes que l'on retrouve d'abord
+chez les chrétiens avec Antoine et Augustin puis quelques siècles plus tard à
+l'époque des Lumières, comme avec Rousseau qui en est l'exemple parfait pour ce
+qui est de l'écriture et du récit de soi avec son oeuvre _Les Confessions_ ou
+encore les _Méditations_ de Descartes.
+Cette tradition ne s'est pas perdue et ce sont les sciences humaines et les
+lettres qui aujourd'hui en sont les héritières comme P. Hadot le mentionne en
+[retrouver ref Hadot].
+En conséquence, pour cette recherche, nous associerons et nous démontrerons que
+l'intimité du chercheur est similaire à celle des philosophes de l'antiquité.
+
+S'opèrent alors une bascule et un détachement du corps physique du chercheur au
+profit d'un corps de textes pour créer un espace intermédiaire dont les
+frontières sont encore à définir.
+Cet espace intermédiaire n'est plus seulement un plan entre l'individu, les
+dieux et la Cité comme cela pouvait être le cas pour les philosophes, mais
+devient un plan qui se trouve entre l'individu et la sphère sociale auprès de
+laquelle il a des prétentions.
+Au même titre que les écoles de philosophie, cette sphère sociale est définie
+par un ensemble d'acteurs et par un système de valeurs qui la caractérise.
+À nouveau, la construction de l'intimité du chercheur relève ainsi de
+l'application d'une éthique et d'une morale commune aux différentes existences
+de cette sphère sociale.
+