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Au 21<sup>e</sup> siècle, alors que la plupart des échanges et communications passent par Internet, que ce soit avec le Web, les courriels ou les réseaux de téléphonie mobile, les publications scientifiques peuvent être assimilées à des documents numériques, soit un espace délimité dans lequel sont organisées des informations selon des normes établies par les impératifs technologiques d’une chaîne éditoriale, par exemple avec des protocoles de communication des documents ou encore des formats. Dans cette chaîne, la réalisation d’un document nécessite ainsi des interactions entre une multitude d’agents pour advenir, qu’ils soient numériques ou humains. À chacune des étapes de sa constitution, ces interactions entre les agents laissent des traces à l’intérieur du document que nous considérons comme des traces de l’intimité du chercheur. Ces traces sont des indices d’une intimité passée et donc de la matérialité de cette dernière.</p> -<p>Avec ce chapitre, nous commençons à détailler la relation qu’entretiennent un auteur et un ordinateur dans l’acte d’écriture scientifique dans un environnement numérique<a href="#fn1" class="footnote-ref" id="fnref1" role="doc-noteref"><sup>1</sup></a>.</p> -<p>Ce dispositif que nous venons de décrire fait écho aux théories de l’éditorialisation <span class="citation" data-cites="vitali-rosati_editorialization_2018">(Vitali-Rosati, 2018)</span> et de l’énonciation éditoriale <span class="citation" data-cites="souchier_image_1998">(Souchier, 1998)</span>. Ainsi, cette écriture numérique n’est plus définie en tant que fruit d’une seule fonction auctoriale, mais l’est par un ensemble de fonctions éditoriales dont la fonction auctoriale fait partie.</p> -<p>Selon ce cadre théorique, et puisque notre hypothèse positionne l’intime en tant que produit de l’écriture, nous pouvons nous demander quelle est la contribution de l’environnement d’écriture à cet intime lors de la saisie d’un texte dans un document.</p> +<p>Lors du chapitre précédent, nous avons défini le document comme étant l’objet au coeur du processus de publication scientifique. Qu’il s’agisse des premières revues savantes datant du XVII<sup>e</sup> siècle ou des revues numériques contemporaines, des lettres ou encore des livres, un document est nécessaire pour fabriquer (Fauchié 2024) cet objet éditorial. Ce document, dans sa forme (format, XXX) et sa struture (Zacklad, Pédauque …), dépasse son statut de simple support de l’information. Le support n’est alors plus considéré comme un élément neutre et devient, de par sa matérialité, un élément constitutif du sens accordé au message qu’il porte.</p> +<hr /> +<p>[La paragraphe qui suit sera dans le chapitre 1, pas nécessaire d’en faire un recap]</p> +<p>Pour arriver à ce postulat, nous nous sommes appuyés sur la théorie des médias et plus particulièrement sur le courant fondé par l’école de Toronto depuis McLuhan, théorie reprise par Kittler dans les années 1970 en Allemagne puis par la médiologie en France et notamment par Louise Merzeau. Chez L. Merzeau, nous retrouvons une affiliation avec la pensée de Kittler, principalement dans ses approches [déterministe /essentialiste. Retravailler sur ça, j’ai il faut confirmer l’un ou l’autre. À vérifier mais approche kittler = essentialiste et Merzeau déterministe….] sur lesquelles reposent son travail. Pour tenter de dépasser ces positions, L. Merzeau s’est notamment tourné vers les sciences de l’information et de la communication (SIC) et a développé ses recherches autour de la notion d’éditorialisation, à la fois avec le courant provenant des SIC depuis Bachimont (Bachimont, Broudoux) et les travaux sur la redocumentarisation (Zacklad, Bachimont) et avec le courant développé au Québec par M. Vitali-Rosati, plus proche des sciences humaines et de l’intermédialité montréalaise, un autre courant historique de la théorie des médias où s’y est développé depuis les lettres et les arts une approche de la relation entre les médias (Tadier, Méchoulan).</p> +<p>Malgré que L. Merzeau n’ait pu achever ses travaux, on retrouve dans les travaux les plus récents sur l’éditorialisation provenant du Canada, un dépassement de cette posture essentialiste par la mobilisation de théories provenant du post-humanisme (Hayles, Barad) … [écrire 3 lignes sur ça]</p> +<hr /> +<p>Puisqu’il n’est pas un simple support, nous nous intéresserons dans ce chapitre à la construction de ce document scientifique en milieu numérique. Comme cela a été énoncé dans le chapitre précédent, un document est un espace numérique délimité dans lequel sont organisées des informations selon des normes établies par les impératifs d’une chaîne de traitements, par exemple avec des protocoles de communication des documents ou encore des formats.</p> +<p>Ainsi, cet espace alloué physiquement dans la mémoire numérique va subir des modifications afin que l’information initiale qui y est contenue puisse être traitée et transformée en un autre objet ou transportée en un autre espace.</p> +<p>Les documents numériques ayant pour devenir la publication scientifique font principalement l’objet d’un traitement éditorial de l’information : saisie du texte dans un format de traitement de texte ou de texte brut, conversions dans divers formats de document, transformations du texte source selon des normes éditoriales ou à la suite d’une relecture par les pairs, publication dans un nouvel espace selon un format lié à cette action (que l’objet soit imprimé ou publié en version numérique).</p> +<p>Dans cette chaîne, la réalisation d’un artefact publiable, c’est-à-dire un document dans sa version finale, nécessite des interactions entre une multitude d’agents pour advenir, qu’ils soient numériques ou humains. Qu’il s’agisse de l’adaptation des références bibliographiques à une norme donnée, de l’ajout des espaces fines insécables dans le texte, de la modification ou correction de certaines sources d’information, ces étapes de l’élaboration du document ainsi que toutes les autres proviennent des interactions entre des individus et l’environnement support [zacklad_organisation_2012; Merzeau] qui produisent des traces à l’intérieur du document que nous considérons comme constitutive d’une épistémologie du document singulière. Elles sont les indices de ces interactions passées et incarnent un modèle de représentation du document et par extension de la publication scientifique concernée. Plutôt que de nous intéresser au document final tel qu’il est publié, nous nous focalisons sur les interactions qui le précèdent et sur une épistémologie du document en cours d’élaboration.</p> +<p>Nous consacrons ce chapitre aux premières interactions à l’origine de la publication scientifique : la saisie d’un texte. Pour ce faire, nous détaillerons la relation qu’entretiennent un auteur et un ordinateur dans cet acte d’écriture scientifique dans un environnement numérique<a href="#fn1" class="footnote-ref" id="fnref1" role="doc-noteref"><sup>1</sup></a>.</p> +<p>Ce dispositif que nous venons de décrire fait écho aux théories de l’éditorialisation <span class="citation" data-cites="vitali-rosati_editorialization_2018">(Vitali-Rosati, 2018)</span> et de l’énonciation éditoriale <span class="citation" data-cites="souchier_image_1998">(Souchier, 1998)</span>.</p> +<p>[Faire un bref rappel de ces notions]</p> +<p>En ce sens, l’acte d’écriture numérique n’est plus définie en tant que fruit d’une seule fonction auctoriale, mais l’est par un ensemble de fonctions éditoriales dont la fonction auctoriale fait partie.</p> +<p>Selon ce cadre théorique, et puisque notre hypothèse positionne le modèle épistémologique du document en tant que produit de l’écriture, nous pouvons nous demander quelle est la contribution de l’environnement d’écriture à ce modèle lors de la saisie d’un texte dans un document.</p> <p>Ainsi, parmi toutes les fonctions éditoriales que l’on pourrait énumérer, nous nous intéressons dans ce chapitre à la saisie du texte et à l’environnement support <span class="citation" data-cites="zacklad_organisation_2012">(Zacklad, 2012)</span> dans lequel il s’inscrit. Lors de cette phase de l’écriture, cet environnement devient le lieu où se manifeste un trouble entre ce que l’usager à l’intention d’écrire et le document que produit la machine, qui est structuré selon les formats et protocoles implémentés à l’intérieur de l’environnement. Ce trouble nait de la rencontre entre une représentation du texte structurée graphiquement et une représentation du texte structurée par du texte, comme c’est le cas pour une page web interprétée par un navigateur et son pendant au format HTML. Notre intérêt se porte plus particulièrement sur le côté machine de cette interaction humain-machine et comment elle reçoit et traite les informations pour produire le document à travers un environnement particulier.</p> <p>Afin de traiter cette problématique, nous nous appuyons dans un premier temps sur les particularités de l’écriture numérique <span class="citation" data-cites="bouchardon_lecriture_2014 crozat_ecrire_2016 souchier_numerique_2019">(Bouchardon, 2014; Crozat, 2016; Souchier, 2019)</span> et sur le fonctionnement de la machine pour illustrer, dans une deuxième partie, le rôle de médiation joué par les logiciels – entendu comme une suite d’instructions écrites – entre la saisie du texte au clavier et les traitements appliqués à ces informations, jusqu’à leur stockage dans une mémoire informatique.</p> <p>Tandis que chaque environnement a ses propres modalités d’écriture que nous ne pouvons pas toutes énumérer, nous nous appuyons dans la deuxième partie de ce chapitre sur l’étude de l’éditeur de texte sémantique Stylo et les différentes représentations du texte qu’il génère. Ces représentations intermédiaires circulent entre les espaces de Stylo – client et serveur – par différents canaux et protocoles pour former, à travers une série de documents produits, une dynamique constitutive du sens de l’écriture <span class="citation" data-cites="merzeau_editorialisation_2013">(Merzeau, 2013)</span> propre à cet environnement.</p> <p>Stylo est un éditeur de texte sémantique en ligne développé pour l’édition savante en sciences humaines et sociales (SHS) et en lettres. Stylo est autant un projet de recherche qu’un outil d’écriture et d’édition, qui entend poser une question décisive : qu’est-ce qu’écrire en environnement numérique en SHS ?</p> <p>C’est un outil libre et <em>open source</em> conçu en 2017 par la Chaire de recherche du Canada sur les écritures numériques (CRCEN) <span class="citation" data-cites="vitali-rosati_ecrire_2020">(Vitali-Rosati et al., 2020)</span>, et soutenu depuis 2020 par les Très grande infrastructure de recherche Huma-Num. Guillaume Grossetie et Thomas Parisot, tous deux développeurs, maintiennent et développent l’infrastructure technique de Stylo avec la CRCEN depuis plusieurs années, équipe dans laquelle je suis fortement impliqué depuis le début de l’année 2022.</p> <p>Stylo a pour objectif de transformer le flux de travail numérique des revues savantes en SHS. En tant qu’éditeur de texte sémantique WYSIWYM, il vise à améliorer la chaîne de publication académique <span class="citation" data-cites="kembellec_lerudition_2020">(Kembellec, 2020)</span>, tout en invitant à une réflexion théorique et pratique sur nos façons d’écrire et d’éditer.</p> -<p>Prendre le contrôle de son propre texte, voilà ce que permet aujourd’hui Stylo à travers plusieurs fonctionnalités fondatrices ou toutes nouvelles – depuis la version 3.0 – qui s’inscrivent dans le domaine des technologies de l’édition numérique <span class="citation" data-cites="blanc_technologies_2018">(Blanc & Haute, 2018)</span> : balisage du texte pour une structure sémantique fine, import de données bibliographiques structurées depuis l’application Zotero, mot-clés contrôlés depuis plusieurs ontologies, prévisualisation avec la possibilité d’annoter avec Hypothesis, génération de plusieurs formats (HTML, PDF, XML ou DOCX), export respectant les standards de l’édition scientifique, fonctions avancées de rechercher-remplacer, édition collaborative simultanée, accès aux données via une API GraphQL, etc. Contrairement aux outils de traitement de texte tels que Microsoft Word ou LibreOffice, Stylo cherche à promouvoir et à encourager l’utilisation de standards ouverts.</p> +<p>Prendre le contrôle de son propre texte, voilà ce que permet aujourd’hui Stylo à travers plusieurs fonctionnalités fondatrices ou plus récentes qui s’inscrivent dans le domaine des technologies de l’édition numérique <span class="citation" data-cites="blanc_technologies_2018">(Blanc & Haute, 2018)</span> : balisage du texte pour une structure sémantique fine, import de données bibliographiques structurées depuis l’application Zotero, mot-clés contrôlés depuis plusieurs ontologies, prévisualisation avec la possibilité d’annoter avec Hypothesis, génération de plusieurs formats (HTML, PDF, XML ou DOCX), export respectant les standards de l’édition scientifique, fonctions avancées de rechercher-remplacer, édition collaborative simultanée, accès aux données via une API GraphQL, etc. Contrairement aux outils de traitement de texte tels que Microsoft Word ou LibreOffice, Stylo cherche à promouvoir et à encourager l’utilisation de standards ouverts.</p> <p>Au coeur de Stylo ce sont donc les formats de balisage Markdown, de sérialisation de données YAML ou encore de structuration de références bibliographiques BibTeX qui offrent la possibilité de produire plusieurs formats de sortie depuis une source unique. Stylo suit donc le principe de <em>single source publishing</em> <span class="citation" data-cites="fauchie_fabriquer_2024">(Fauchié, 2024)</span>. En s’appuyant sur Pandoc, un outil de conversion de documents désigné comme le « couteau suisse de l’édition », le module d’export de Stylo génère les formats de sortie PDF (avec l’aide de LaTeX), HTML, XML-TEI, DOCX ou encore XML compatible avec le schéma COMMONS commun à Métopes, Cairn et OpenEdition.</p> <p>Le choix d’étudier Stylo comme terrain pour cette recherche découle de plusieurs raisons. Tout d’abord, il s’agit d’un éditeur moderne construit avec les technologies du Web les plus récentes. Que ce soit à travers des environnements tels que Stylo, GoogleDoc, Hedgedoc ou encore Framapad, les environnements d’écriture en ligne (Web) suscitent un certain engouement auprès des utilisateurs notamment pour leur capacité à offrir un espace de travail collaboratif en temps réel leur permettant d’écrire à plusieurs dans cet espace. La deuxième raison qui fait de Stylo un terrain opportun est l’accessiblité de son code source. Contrairement à d’autres éditeurs propriétaires comme l’est GoogleDoc, la totalité du code de Stylo est disponible en ligne, ce qui est indispensable pour notre étude. Enfin, le fait d’être impliqué dans les développements de Stylo depuis plus de deux ans m’offre une position privilégiée pour étudier cet éditeur puisque j’ai accès aux différentes phases de tests des développements, me permettant ainsi d’observer le comportement des nouvelles fonctionnalités et de les modifier. Grâce à cette position, j’ai également un accès direct à la communauté d’utilisateurs, s’élevant à un peu plus de 6000 personnes fin 2023 pour plus de 40000 documents différents.<br /> Du fait de mon implication dans Stylo, le regard que je porte sur ce terrain n’est pas neutre et relève d’une forme de recherche-action [ajouter une référence].</p> -<p>Alors que chaque signe et chaque trace inscrite dans l’éditeur de texte Stylo incarne cette tension <em>entre</em> l’utilisateur et la machine, dont les différences de langage – naturel et machine – rend a priori toute communication directe impossible, nous analysons les différents modes de communication des informations dans Stylo pour suivre les traces de l’intime qui y circulent. Pour en découvrir plus sur cet <em>entre</em>, nous étudions cette distance à partir de la méthode employée par le théoricien des médias F. Kittler <span class="citation" data-cites="kittler_mode_2015 kittler_gramophone_2018">(F. Kittler, 2018; 2015)</span>, qui s’appuie d’abord sur la description du fonctionnement de la machine à écrire puis celle de l’ordinateur afin de comprendre leur implication, en tant que média, dans le phénomène qu’est l’écriture. Cette méthode implique de comprendre les comportements et les fonctionnements techniques des composants à l’oeuvre dans la machine, et cela qu’ils relèvent du matériel ou du logiciel. En conséquence, nous mobilisons de la documentation technique pour étayer notre propos et pour analyser les traces qui nous intéressent.</p> -<p>À partir de cette étude, nous verrons qu’à l’intérieur de cet <em>entre</em>, les traces de cette relation et de l’intime manifestent d’une part aveugle de l’écriture, puisque cette dimension de l’écriture n’est pas directement visible pour l’auteur et relève alors d’une forme de déprise [sauret__2020] sur le texte, plutôt qu’une reprise en main telle que Stylo la promeut.</p> +<p>Alors que chaque signe et chaque trace inscrite dans l’éditeur de texte Stylo incarne cette tension <em>entre</em> l’utilisateur et la machine, dont les différences de langage – naturel et machine – rend a priori toute communication directe impossible, nous analysons les différents modes de communication des informations dans Stylo pour suivre la circulation de ces traces et leur empreinte dans le document. Pour en découvrir plus sur cet <em>entre</em>, nous étudions cette distance à partir de la méthode employée par le théoricien des médias F. Kittler <span class="citation" data-cites="kittler_mode_2015 kittler_gramophone_2018">(F. Kittler, 2018; 2015)</span>, qui s’appuie d’abord sur la description du fonctionnement de la machine à écrire puis celle de l’ordinateur afin de comprendre leur implication, en tant que média, dans le phénomène qu’est l’écriture. Cette méthode implique de comprendre les comportements et les fonctionnements techniques des composants à l’oeuvre dans la machine, et cela qu’ils relèvent du matériel ou du logiciel. En conséquence, nous mobilisons de la documentation technique pour étayer notre propos et pour analyser les traces qui nous intéressent.</p> +<p>À partir de cette étude, nous verrons qu’à l’intérieur de cet <em>entre</em>, les traces de cette relation manifestent d’une composante aveugle de l’écriture, puisque cette dimension de l’écriture n’est pas directement visible pour l’auteur et relève alors d’une forme de déprise [sauret__2020] sur le texte, plutôt qu’une reprise en main telle que Stylo la promeut.</p> <h2 id="écrire-dans-un-environnement-numérique">Écrire dans un environnement numérique</h2> <h3 id="définir-lenvironnement-où-écrire">Définir l’environnement où écrire</h3> -<p>Par habitude, nous partons du présupposé que lorsque nous évoquons les mots environnement d’écriture numérique, ceux-ci sont synonymes d’un environnement d’écriture informatique et désignent la même chose. En conséquence, lorsqu’il s’agit de convoquer l’écriture numérique, nous pensons tout de suite à un ordinateur, aux claviers, aux écrans et aux pointeurs qui clignotent dans des éditeur de texte ou dans les champs des formulaires en ligne. Avec le numérique ubiquitaire <span class="citation" data-cites="citton_angles_2023">(Citton et al., 2023)</span>, ces pratiques d’écriture sont ancrées dans nos habitudes au point de ne plus les remettre en question. Les dispositifs d’écriture analogique sont ainsi renvoyés à l’état de vestiges archaïques, comme peuvent l’être les machines à écrire alors qu’elles ont été fabriquées méticuleusement par des designers et des ingénieurs et ont fait la fierté et la renommée de certaines entreprises comme Olivetti en Italie juste avant que les ordinateurs n’arrivent sur le marché. Aujourd’hui ces machines sont complètement désuètes et inutilisées depuis presque une trentaine d’années. Elles sont maintenant exposées dans des musées – entre autres au MoMA et au Centre Pompidou – et sont intégrées dans des collections permanentes ou exhibées lors des expositions en lien avec les designers qui les ont conçues<a href="#fn2" class="footnote-ref" id="fnref2" role="doc-noteref"><sup>2</sup></a>.</p> +<p>Par habitude, nous partons du présupposé que lorsque nous évoquons les mots environnement d’écriture numérique, ceux-ci sont synonymes d’un environnement d’écriture informatique et désignent la même chose. En conséquence, lorsqu’il s’agit de convoquer l’écriture numérique, nous pensons tout de suite à un ordinateur, aux claviers, aux écrans et aux pointeurs qui clignotent dans des éditeurs de texte ou dans les champs des formulaires en ligne. Avec le numérique ubiquitaire <span class="citation" data-cites="citton_angles_2023">(Citton et al., 2023)</span>, ces pratiques d’écriture sont ancrées dans nos habitudes au point de ne plus les remettre en question. Les dispositifs d’écriture analogique sont ainsi renvoyés à l’état de vestiges archaïques, comme peuvent l’être les machines à écrire alors qu’elles ont été fabriquées méticuleusement par des designers et des ingénieurs et ont fait la fierté et la renommée de certaines entreprises comme Olivetti en Italie juste avant que les ordinateurs n’arrivent sur le marché. Aujourd’hui ces machines sont complètement désuètes et inutilisées depuis presque une trentaine d’années. Elles sont maintenant exposées dans des musées – entre autres au MoMA et au Centre Pompidou – et sont intégrées dans des collections permanentes ou exhibées lors des expositions en lien avec les designers qui les ont conçues<a href="#fn2" class="footnote-ref" id="fnref2" role="doc-noteref"><sup>2</sup></a>.</p> <figure> <img src="https://www.photo.rmn.fr/CorexDoc/RMN/Media/TR1/YECPH3/07-521403.jpg" title="Machine à écrire portative" alt="Machine à écrire portative" /> <figcaption aria-hidden="true">Machine à écrire portative</figcaption> @@ -98,12 +110,12 @@ Du fait de mon implication dans Stylo, le regard que je porte sur ce terrain n <figcaption aria-hidden="true">Photo d’un M10</figcaption> </figure> <p>Crédits : Photo trouvée sur le blog <a href="https://munk.org/typecast/2014/08/03/back-to-the-future-pram-and-the-promise-of-unified-memory-again/">Munk.org</a>, site consulté le 22 février 2024.</p> -<p>Il faut se rappeler qu’au début des années 1980 il n’est pas encore certain que l’ordinateur personnel (avec sa tour et son écran à tube cathodique) deviendra l’outil d’écriture par excellence. À cette époque, les machines à écrire ont encore quelques avantages sur les plans esthétique, financier et social puisque on les retrouve encore implantées à la fois dans les sphères professionnelles et personnelles.</p> -<p>La fin des années 1970 et les années 1980 marquent un tournant décisif pour l’ordinateur personnel avec l’apparition des logiciels de traitement de texte et la bataille qui sévit durant toute cette période pour en avoir le monopole. M. Kirschenbaum et T. Bergin détaillent dans leurs travaux cette course au développement de logiciels durant cette période pour obtenir un monopole sur le marché <span class="citation" data-cites="bergin_origins_2006 bergin_proliferation_2006 kirschenbaum_track_2016">(Bergin, 2006a, 2006b; Kirschenbaum, 2016)</span>. Avant l’engouement pour les interfaces graphiques et les gestionnaires de fenêtres – 1983 et 1984 avec l’entreprise Apple qui s’est largement inspirée des interfaces graphiques développées par Xerox PARC dans les années 1970 – la seule interface affichée à l’écran était un terminal et la navigation se faisait au moyen de commandes. Les premiers logiciels de traitement de texte comme Electric Pencil ne permettent pas alors une gestion de la mise en page idéale ni ne fonctionne sur tous les modèles d’ordinateurs présents sur le marché<a href="#fn4" class="footnote-ref" id="fnref4" role="doc-noteref"><sup>4</sup></a>. Ainsi, écrire sur un support connecté paraît aujourd’hui être une évidence alors qu’il a fallut déployer de lourds efforts à une époque ou cette évidence était incertaine.</p> -<p>L’écriture numérique est ainsi à distinguer de l’écriture dans un environnement numérique : un ordinateur, Internet, le Web, une calcultrice ou une machine à écrire de la dernière génération. En tant qu’abstraction, l’écriture numérique est une représentation du monde donnée, dont la qualification à travers un medium permet de l’incarner physiquement et matériellement mais pas de la circonscrire. En somme, cette représentation numérique du monde n’est pas nouvelle et ce n’est pas l’ordinateur qui l’a apporté. À notre connaissance, son origine remonte aux prémisses de l’écriture et des développements des systèmes monétaires, nous dirait C. Herrenschmidt <span class="citation" data-cites="herrenschmidt_trois_2023">(2023)</span>.</p> +<p>Il faut se rappeler qu’au début des années 1980 il n’est pas encore certain que l’ordinateur personnel (avec sa tour et son écran à tube cathodique) deviendra l’outil d’écriture par excellence. À cette époque, les machines à écrire ont encore quelques avantages sur les plans esthétique, financier et social puisque on les retrouve encore implantées dans les bureaux, que ce soit dans les sphères professionnelles et personnelles.</p> +<p>La fin des années 1970 et les années 1980 marquent un tournant décisif pour l’ordinateur personnel avec l’apparition des logiciels de traitement de texte et la bataille qui sévit durant toute cette période pour en avoir le monopole. M. Kirschenbaum et T. Bergin détaillent dans leurs travaux cette course au développement de logiciels durant cette période pour obtenir un monopole sur le marché de l’écriture avec un ordinateur <span class="citation" data-cites="bergin_origins_2006 bergin_proliferation_2006 kirschenbaum_track_2016">(Bergin, 2006a, 2006b; Kirschenbaum, 2016)</span>. Avant l’engouement pour les interfaces graphiques et les gestionnaires de fenêtres – 1983 et 1984 avec l’entreprise Apple qui s’est largement inspirée des interfaces graphiques développées par Xerox PARC dans les années 1970 – la seule interface affichée à l’écran était un terminal, un écran noir où clignote un curseur. Dans cette interface, la navigation s’y faisait au moyen de commandes. Les premiers logiciels de traitement de texte comme Electric Pencil ne permettent pas alors une gestion de la mise en page idéale ni ne fonctionnent sur tous les modèles d’ordinateurs présents sur le marché<a href="#fn4" class="footnote-ref" id="fnref4" role="doc-noteref"><sup>4</sup></a>. Ainsi, écrire sur un support connecté paraît aujourd’hui être une évidence alors qu’il a fallut déployer de lourds efforts à une époque ou cette évidence était incertaine.</p> +<p>L’écriture numérique est ainsi à distinguer de l’écriture dans un environnement numérique : un ordinateur, Internet, le Web, une calculatrice ou une machine à écrire de la dernière génération. En tant qu’abstraction, l’écriture numérique est une représentation du monde donnée, dont la qualification à travers un medium permet de l’incarner physiquement et matériellement mais pas de la circonscrire. En somme, cette représentation numérique du monde n’est pas nouvelle et ce n’est pas l’ordinateur qui l’a apporté. À notre connaissance, son origine remonte aux prémisses de l’écriture et des développements des systèmes monétaires, nous dirait C. Herrenschmidt <span class="citation" data-cites="herrenschmidt_trois_2023">(2023)</span>.</p> <p>Dorénavant, lorsque nous ferons référence à l’écriture numérique nous parlerons d’une écriture numérique dans un environnement informatique.</p> <h3 id="les-particularités-de-lécriture-numérique">Les particularités de l’écriture numérique</h3> -<p>Avant d’entamer une réflexion sur l’écriture numérique, convenons d’une brève définition de l’écriture, car celle-ci a fait couler beaucoup d’encre à son sujet, notamment depuis sa reconfiguration numérique au crépuscule du 20<sup>e</sup> siècle. La définir tient généralement de la philosophie depuis Platon [phèdre], de l’anthropologie [Leroi-Gourhan; Goody], des lettres [Christin], de l’archéologie ou de la linguistique [Herrenschmidt], de la sémiotique [Souchier, Jeanneret] ou encore des sciences de l’information et de la communication [Bouchardon, Bachimont] ou de l’étude des médias [Kittler] et cela pour ne mentionner qu’une infime partie des textes traitant ce sujet parmi un nombre restreint de disciplines de la sphère académique. Très largement, l’écriture est entendue comme « mode d’expression » et « fonction de communication » au sein d’une société <span class="citation" data-cites="christin_origines_1999">(Christin, 1999)</span>. Anne-Marie Christin distingue deux tendances principales de l’origine de l’écriture : l’écriture selon la trace, étant soit comprise comme le signe verbal transposé sur un support soit comme la marque laissée par un corps, ou l’écriture selon le signe dans son sens étymologique d’« événement inaugural [qui] participe d’une révélation » tant qu’il s’inscrit dans un « système » tel que la disposition des entrailles d’une bête sacrifiée lors d’une cérémonie <span class="citation" data-cites="christin_origines_1999 vitali-rosati_quest-ce_2020-1">(Christin, 1999; Vitali-Rosati, 2020)</span>. À défaut de prendre parti pour l’un ou l’autre de ces paradigmes, nous pouvons retenir deux caractéristiques qui leur sont communes et que l’on retrouve dans tous types d’écriture, même numérique. Lorsque l’écriture est convoquée, elle fait appel à deux actions : l’inscription et l’interprétation. Qu’il s’agisse d’une trace ou d’un signe, retenons que l’écriture est toujours inscrite sur un support et que cette inscription fait l’objet d’une lecture et d’une interprétation. Cette association apparaît régulièrement dans les travaux qui traitent de l’environnement numérique, par exemple sous l’appellation de littératie numérique chez Milad Doueihi <span class="citation" data-cites="doueihi_grande_2011">(2011)</span> ou de lettrure chez Emmanuel Souchier <span class="citation" data-cites="souchier__2012">(2012)</span>.</p> +<p>Avant d’entamer une réflexion sur l’écriture numérique, convenons d’une brève définition de l’écriture, car celle-ci a fait couler beaucoup d’encre à son sujet, notamment depuis sa reconfiguration numérique au crépuscule du 20<sup>e</sup> siècle. La définir tient généralement de la philosophie depuis Platon [phèdre], de l’anthropologie [Leroi-Gourhan; Goody], des lettres [Christin], de l’archéologie ou de la linguistique [Herrenschmidt], de la sémiotique [Souchier, Jeanneret] ou encore des sciences de l’information et de la communication [Bouchardon, Bachimont] ou de l’étude des médias [Kittler] et cela pour ne mentionner qu’une infime partie des textes traitant ce sujet parmi un nombre restreint de disciplines de la sphère académique. Très largement, l’écriture est entendue comme « mode d’expression » et « fonction de communication » au sein d’une société <span class="citation" data-cites="christin_origines_1999">(Christin, 1999)</span>. Anne-Marie Christin distingue deux tendances principales de l’origine de l’écriture : l’écriture selon la trace, étant soit comprise comme le signe verbal transposé sur un support soit comme la marque laissée par un corps, soit l’écriture selon le signe dans son sens étymologique d’« événement inaugural [qui] participe d’une révélation » tant qu’il s’inscrit dans un « système » telle que la disposition des entrailles d’une bête sacrifiée lors d’une cérémonie <span class="citation" data-cites="christin_origines_1999 vitali-rosati_quest-ce_2020-1">(Christin, 1999; Vitali-Rosati, 2020)</span>. À défaut de prendre parti pour l’un ou l’autre de ces paradigmes, nous pouvons retenir deux caractéristiques qui leur sont communes et que l’on retrouve dans tous types d’écriture, même numérique. Lorsque l’écriture est convoquée, elle fait appel à deux actions : l’inscription et l’interprétation. Qu’il s’agisse d’une trace ou d’un signe, retenons que l’écriture est toujours inscrite sur un support et que cette inscription fait l’objet d’une lecture et d’une interprétation. Cette association apparaît régulièrement dans les travaux qui traitent de l’environnement numérique, par exemple sous l’appellation de littératie numérique chez Milad Doueihi <span class="citation" data-cites="doueihi_grande_2011">(2011)</span> ou de lettrure chez Emmanuel Souchier <span class="citation" data-cites="souchier__2012">(2012)</span>.</p> <p>Toutefois, l’écriture numérique diffère d’une écriture plus traditionnelle, telle que nous venons de la défnir, et se distingue notamment par trois caractéristiques que sont la calculabilité <span class="citation" data-cites="crozat_ecrire_2016">(Crozat, 2016)</span>, la variabilité <span class="citation" data-cites="bouchardon_lecriture_2014">(Bouchardon, 2014)</span> et la rupture sémiotique entre le geste d’écriture et l’inscription sur le support <span class="citation" data-cites="souchier_numerique_2019">(Souchier, 2019)</span>.</p> <p>La première caractéristique est d’ordre computationnel : l’écriture devient calculable et peut donc faire l’objet d’instructions. Pour réaliser cette action, on procède à une équivalence où chaque signe que l’on peut inscrire dans cet environnement à son pendant unique sous forme de bits. Lorsque chaque caractère peut être identifié en tant que nombre, il devient possible d’implémenter ce modèle dans une machine et de lui demander, grâce à des instructions, d’appliquer des calculs.</p> <p>L’exemple idéal pour illustrer cette caractéristique n’est rien de moins que la machine imaginée par Alan Turing, qu’il présente en 1936 dans son article « On Computable Numbers, with an Application to the Entscheidungsproblem » dans la section <em>Computing machines</em> <span class="citation" data-cites="turing_computable_1936">(1936)</span>. Ce que Turing décrit n’est pas une machine physique mais un modèle théorique, une machine abstraite fondamentale pour les développements futurs de l’informatique. Cette machine est constituée de plusieurs éléments :</p> @@ -115,9 +127,9 @@ Du fait de mon implication dans Stylo, le regard que je porte sur ce terrain n </ul> <p>Théoriquement le ruban sur lequel la machine exécute ses programmes est infini vers la gauche et la droite et cela afin de permettre l’exécution des instructions les plus complexes. La machine de Turing ne s’intéresse pas aux résultats des instructions ni à leur signification, d’où résulte une forme d’automatisation de l’écriture. L’espace de la machine, aussi vaste soit-il, n’est composé que de séries de 0 et de 1 ainsi que de différents états, renvoyant à des instructions et permettant ainsi à la machine de modifier son propre espace. Cette capacité de modification peut être associée à la deuxième caractéristique de l’écriture numérique que S. Bouchardon nomme la variabilité.</p> <p>Le passage du signe à l’unité atomique et discrète qu’est le chiffre signifie un changement de représentation du monde (au sens que K. Hayles donne au terme <em>worldview</em> <span class="citation" data-cites="hayles_my_2005">(2005)</span>) : le monde – ou l’espace – n’est alors plus signifié par des mots ou des concepts, mais le devient par des chiffres. Comme McLuhan nous le rappelle dans son ouvrage <em>Pour comprendre les médias</em> <span class="citation" data-cites="mcluhan_pour_1977">(1977)</span>, les alphabets composés de lettres (contrairement à ceux composés de pictogrammes) sont asémantiques. Si toutefois les alphabets sont liés à une culture d’où ils émergent, l’abstraction nécessaire pour représenter le monde sous forme de chiffres détacherait a priori cette vision de tout sens. En dehors de tout modèle mathématiques abstrait, et cela quel que soit le langage ou la base utilisée pour l’écrire, <code>3</code>, <code>trois</code>, <code>three</code>, <code>III</code>, <code>0011</code>, <code>zéro zéro un un</code>, un chiffre ne signifie pas grand chose s’il n’est pas associé à un système de valeurs particulier, par exemple le système métrique ou le système international <span class="citation" data-cites="herrenschmidt_trois_2023">(Herrenschmidt, 2023)</span>. En échange de cette perte de signification, l’écriture numérique y gagne cette particularité d’être calculable et mesurable.</p> -<p>L’écriture numérique se distingue également des autres types d’écriture par une troisième caractéristique. Il s’agit de la première forme d’écriture où le geste d’écrire ne correspond pas à l’action d’inscription du signe sur son support, phénomène que J. Bonaccorsi nomme également déliaison <span class="citation" data-cites="bonaccorsi_fantasmagories_2020">(Bonaccorsi, 2020)</span>. Lorsqu’on appuie sur une touche du clavier, par exemple la lettre <code>a</code>, cette lettre n’est pas inscrite à l’écran : l’instruction d’inscrire un signe dans la mémoire de l’ordinateur est donnée à la machine, puis celle de l’afficher à l’écran au moyen d’un logiciel particulier <span class="citation" data-cites="kittler_mode_2015 souchier_numerique_2019">(F. A. Kittler, 2015; Souchier, 2019)</span>. Néanmoins, le fait d’appuyer sur une touche du clavier lorsque l’ordinateur est sous tension ne suffit pas pour déclencher cette instruction : si aucun environnement dédié à l’écriture n’est préalablement exécuté, le fait d’enfoncer une touche ne déclenchera aucune réaction de la part de la machine. Par contre, lorsque l’on se situe dans un environnement où cette réaction est attendue, comme un éditeur de texte, la frappe d’une touche déclenchera un événement et le logiciel pourra générer l’instruction correspondant à l’action d’écrire.</p> -<p>Ces trois caractéristiques de l’écriture numérique ne sont pas uniquement des propriétés qui s’ajoutent à l’existant et, d’une certaine manière, rendrait l’écriture plus complexe. L’écriture, nous l’avons évoqué, peut être ramenée aux actions d’inscription dans la matière et de lecture. Or, la calculabilité, la variabilité et la déliaison entre geste et inscription perturbent notre définition de l’écriture puisque l’inscription et la lecture des signes et/ou traces sur le support numérique sont des actions réalisées par la machine et ne le sont plus par l’être humain, comme le souligne F. Kittler <span class="citation" data-cites="kittler_mode_2015">(F. A. Kittler, 2015)</span>. F. Kittler poursuit sa réflexion plus loin jusqu’à soutenir, de manière provocatrice, que l’humain n’écrit plus et qu’à l’ère du numérique, c’est la machine qui écrit. À défaut de prendre cette provocation au pied de la lettre, elle ouvre la perspective d’une machine qui participe et contribue à l’écriture et, ce faisant, participerait à la production de l’intimité du chercheur.</p> -<p>Seulement, la “machine” ou l’“ordinateur” sont des appellations un peu vagues et ne rendent pas très explicite les éléments qu’elles désignent, ni ceux qui sont impliqués dans cette action d’écriture et dans cette relation intime entre humain et machine.</p> +<p>L’écriture numérique se distingue également des autres types d’écriture par une troisième caractéristique. Il s’agit de la première forme d’écriture où le geste d’écrire ne correspond pas à l’action d’inscription du signe sur son support, phénomène que J. Bonaccorsi nomme également déliaison <span class="citation" data-cites="bonaccorsi_fantasmagories_2020">(Bonaccorsi, 2020)</span>. Lorsqu’on appuie sur une touche du clavier, par exemple la lettre <code>a</code>, elle ne s’inscrit pas dans l’écran : l’instruction d’inscrire un signe dans la mémoire de l’ordinateur est d’abord donnée à la machine, puis vient ensuite celle de l’afficher à l’écran au moyen d’un logiciel particulier <span class="citation" data-cites="kittler_mode_2015 souchier_numerique_2019">(F. A. Kittler, 2015; Souchier, 2019)</span>. Néanmoins, le fait d’appuyer sur une touche du clavier lorsque l’ordinateur est sous tension ne suffit pas pour déclencher cette instruction : si aucun environnement dédié à l’écriture n’est préalablement exécuté, le fait d’enfoncer une touche ne déclenchera aucune réaction de la part de la machine. Par contre, lorsque l’on se situe dans un environnement où cette réaction est attendue, comme un éditeur de texte, la frappe d’une touche déclenchera un événement et le logiciel pourra générer l’instruction correspondant à l’action d’écrire.</p> +<p>Ces trois caractéristiques de l’écriture numérique ne sont pas uniquement des propriétés qui s’ajoutent à l’existant et, d’une certaine manière, rendrait l’écriture plus complexe. L’écriture, nous l’avons évoqué, peut être ramenée aux actions d’inscription dans la matière et de lecture. Or, la calculabilité, la variabilité et la déliaison entre geste et inscription perturbent notre définition de l’écriture puisque l’inscription et la lecture des signes et/ou traces sur le support numérique sont des actions réalisées par la machine et ne le sont plus par l’être humain, comme le souligne F. Kittler <span class="citation" data-cites="kittler_mode_2015">(F. A. Kittler, 2015)</span>. F. Kittler poursuit sa réflexion plus loin jusqu’à soutenir, de manière provocatrice, que l’humain n’écrit plus et qu’à l’ère du numérique, c’est la machine qui écrit. À défaut de prendre cette provocation au pied de la lettre, elle ouvre la perspective d’une machine qui participe et contribue à l’écriture et, ce faisant, participerait à la production d’une épistémologie du texte et du document.</p> +<p>Seulement, la “machine” ou l’“ordinateur” sont des appellations un peu vagues et ne rendent pas très explicite les éléments qu’elles désignent, ni ceux qui sont impliqués dans cette action d’écriture et dans cette relation entre humain et machine.</p> <h3 id="la-machine-une-entité-formée-du-couple-matériellogiciel">La machine, une entité formée du couple matériel/logiciel</h3> <p>La représentation d’un ordinateur est souvent associée à un couple matériel / logiciel. La partie matérielle concerne tous les composants électroniques (carte mère, mémoires, périphériques, etc.), alors que la partie logicielle englobe tous les programmes permettant d’interagir avec la partie matérielle, comme le BIOS (<em>Basic Input Output System</em>), le système d’exploitation ou encore un logiciel de traitement de texte comme LibreOffice.</p> <p>Ce couple matériel / logiciel range l’ordinateur dans la catégorie des appareils programmables. La plupart de nos appareils du quotidien ne sont pas programmables : il exécutent ce pour quoi ils sont conçus et ne font rien d’autre. Dans le cas d’un ordinateur ou d’un téléphone intelligent, ou de tout autre appareil programmable, leur conception prévoit qu’ils soient manipulables : ils n’ont pas de fonction précise, néanmoins ils sont capables de répondre à plusieurs fonctions. Un ordinateur qui n’a aucune instruction ne pourra rien faire une fois alimenté. C’est là que les logiciels interviennent : ils permettent un usage déterminé d’un ordinateur en manipulant des informations de façon à exécuter une suite d’instructions formelles.</p> @@ -367,9 +379,9 @@ Le choix des formats dans lesquels les utilisateurs peuvent saisir leurs textes <p>À la question de la place de l’environnement d’écriture dans le processus de saisi d’un texte numérique et de l’intimité du chercheur qui en découle, nous avons émis l’hypothèse que ce dernier dépasse son statut utilitariste de support pour celui de dynamique constitutive du sens de ce texte. En nous appuyant sur le fonctionnement d’un ordinateur et sur les caractéristiques de l’écriture numérique, tant la partie matérielle que la partie logicielle, nous avons écarté la page affichée à l’écran pour nous confronter aux logiciels et aux médiations qu’ils représentent dans la relation entre humain et machine dans l’acte d’écriture.</p> <p>En nous appuyant sur la notion d’éditorialisation, telle qu’elle s’inscrit dans le nouveau matérialisme et le posthumanisme, nous avons observé les intra-actions à l’oeuvre dans l’éditeur de texte Stylo. À partir de ce positionnement théorique dont le prisme non-essentialiste ne prédétermine pas les agents en amont de l’interaction, nous avons considéré à la fois l’auteur et et la machine comme deux agents de l’énonciation éditoriale.</p> <p>Pour réaliser cette étude, nous nous sommes appuyés sur une méthode empruntée au théoricien des médias Friedrich Kittler dont l’analyse repose sur la description technique du fonctionnement des éléments mobilisés.</p> -<p>L’observation du phénomène de création d’un document texte dans un environnement d’écriture spécialisé pour l’écriture savante à travers le prisme des strates de l’écriture numérique, du matériel au logiciel, a mis en évidence différents angles morts de la relation entre un auteur et son environnement d’écriture dans lesquels se nichent les traces de l’intime. Qu’ils s’incarnent dans des documents temporaires comme le DOM du navigateur ou dans des protocoles de transmissions des informations comme HTTP, ces angles morts de l’écriture numérique, produits par cette relation, nous montrent que certaines parties de cette écriture ne sont finalement pas directement accessibles à ces deux agents alors qu’elles participent à la matérialité conférée au document produit. Il y a une forme de déprise instaurée dans cette relation et que l’auteur accepte, bon ou malgré lui, lorsqu’il emploie un environnement d’écriture numérique. En ce sens, un certain degré de confiance est accordé à l’environnement d’écriture choisi dans le processus de production du document.</p> +<p>L’observation du phénomène de création d’un document texte dans un environnement d’écriture spécialisé pour l’écriture savante à travers le prisme des strates de l’écriture numérique, du matériel au logiciel, a mis en évidence différents angles morts de la relation entre un auteur et son environnement d’écriture dans lesquels se nichent les traces de leurs interactions. Qu’ils s’incarnent dans des documents temporaires comme le DOM du navigateur ou dans des protocoles de transmissions des informations comme HTTP, ces angles morts de l’écriture numérique, produits par cette relation, nous montrent que certaines parties de cette écriture ne sont finalement pas directement accessibles à ces deux agents alors qu’elles participent à la matérialité conférée au document produit. Il y a une forme de déprise instaurée dans cette relation et que l’auteur accepte, bon ou malgré lui, lorsqu’il emploie un environnement d’écriture numérique. En ce sens, un certain degré de confiance est accordé à l’environnement d’écriture choisi dans le processus de production du document.</p> <p>En observant diverses saisies de fragments de texte selon les formats pivots utilisés dans Stylo, le Markdown, le YAML et le BibTeX, nous nous sommes aperçus qu’ils ne sont jamais inscrit directement selon les formats mentionnés mais qu’ils passent par quatre états différents : la saisie à l’écran, la manipulation par le DOM du navigateur dans l’éditeur Monaco, la requête GraphQL formatée en JSON pour être transporté par la méthode <code>POST</code> du protocole HTTP et le stockage dans la base de données MongoDB. Le texte est ainsi transformé en différents états pour qu’il puisse circuler dans Stylo entre l’espace où il est saisi, que l’on peut retrouver à une adresse unique (l’URL de l’article), et l’espace où il sera stocké dans le serveur de la TGIR Huma-num qui héberge l’application. De nouvelles informations sont alors inscrites dans le texte lors de ces métamorphoses : la structure du document varie à chaque étape. Ainsi, les signes qui constituent le document changent et en modifient profondément le sens. Parmi les quatre états mentionnés, seulement le premier est saisi par l’utilisateur et les autres sont écrits par Stylo. Néanmoins écrire avec Stylo ne nécessite pas de connaître ces différentes phases. Il y aurait donc une relation entre un auteur et Stylo qui prendrait naissance dans une forme de déprise où l’utilisateur accorde sa confiance dans les manipulations du texte que l’application réalise. En se référant à l’éditorialisation, nous pouvons affirmer que chacune de ces quatre phases contribue à la matérialité du texte saisi et qu’en ce sens il y a co-écriture entre l’utilisateur et Stylo.</p> -<p>Les marqueurs de cette relation entre un auteur et l’environnement d’écriture Stylo, les traces de l’intime, apparaissent à chacune des phases du document et y sont inscrites à l’intérieur. En suivant le fil de ces traces, il devient possible de suivre l’ensemble des médiations et des conditions de l’environnement numérique produisant le document et son texte, source que traitera la chaîne éditoriale jusqu’à sa publication.</p> +<p>Les marqueurs de cette relation entre un auteur et l’environnement d’écriture Stylo, les traces d’une épistémologie singulière, apparaissent à chacune des phases du document et y sont inscrites à l’intérieur. En suivant le fil de ces traces, il devient possible de suivre l’ensemble des médiations et des conditions de l’environnement numérique produisant le document et son texte, source que traitera la chaîne éditoriale jusqu’à sa publication.</p> <h2 class="unnumbered" id="bibliographie">Bibliographie</h2> <div id="refs" class="references csl-bib-body hanging-indent" data-line-spacing="2" role="list"> <div id="ref-anders_obsolescence_2002" class="csl-entry" role="listitem"> |