Sur les traces de l’intimité entre le chercheur et la machine dans les publications scientifiques

Phase de saisie du texte

Roch Delannay

6/13/24

Introduction

Problématique

Quelle relation un chercheur entretient-il avec une machine durant l’écriture de textes destinés à devenir des publications scientifiques ?

Hypothèse

L’interaction entre un chercheur et une machine n’est pas un phénomène neutre.

Qu’advient-il lorsque un chercheur rencontre un environnement d’écriture ? Voici la question au centre de ce dont nous allons parler aujourd’hui.

Plus précisément, nous allons nous concentrer sur les interactions à l’oeuvre entre humain et machine durant la phase de saisie d’un texte dont la finalité est la publication scientifique. L’objet d’étude de cette recherche est donc la publication scientifique. Parmi tous les écrits savants, la publication scientifique nous intéresse particulièrement parce que c’est elle qui est au coeur de ce qui fait un chercheur. Dans une sphère régie par le fameux publish or perish, les publications scientifiques sont un critère déterminant de l’identité du chercheur. C’est un critère de reconnaissance par les pairs et une modalité, parmi d’autres, d’exister en tant que chercheur.

Pourtant, ces publications ne sortent pas juste de la tête pour passer par les doigts et se jeter dans les flux des revues académiques ou des maisons d’édition. Chaque texte fait l’objet d’un traitement éditorial particulier et comporte un certain nombre d’étapes pour arriver jusqu’à la publication, comme peuvent en témoigner beaucoup de travaux ici au Dicen qui traitent des notions de trace, de document, d’autorité, d’éditorialisation ou de documentarisation ainsi que vos expériences personnelles.

La problématique de ce projet porte ainsi sur le dispositif où se déroule l’interaction entre un auteur et une chaîne éditoriale numérique, aboutissant à la publication d’un texte scientifique.

L’hypothèse que nous défendons est que cette interaction n’est pas un phénomène neutre. Bien au contraire, écrire dans un environnement numérique revient à choisir un modèle particulier de représentation du document et du texte savant. Ce choix, à travers le geste même d’écriture, laisse des traces dans le texte qui témoignent de cette relation entre un chercheur et son environnement durant la phase d’écriture.

Si l’on envisage cette relation sous le prisme du lien entre différentes entités, humains et machines, nous pouvons la placer dans le champ de l’intime.

Les traces de l’intime

L’intime désigne des rapports et des liens à soi et à l’autre rendus accessibles par le truchement d’objets ou d’espaces.

Pour la définir très brièvement, nous pouvons réduire l’intime en tant que notion qui désigne des rapports et/ou des liens à soir et à l’autre rendus accessibles par le truchements d’objets ou d’espaces.

Que l’on envisage l’intime comme une relation ou comme la conquête d’un espace, ce qui est intéressant avec cette notion est qu’elle nécessite un support pour exister c’est-à-dire un medium : l’intime s’inscrit dans de la matière.

Par exemple une relation par messagerie instantannée ne serait pas la même qu’en vidéoconférence ou via une correspondance épistolaire et serait encore différente si elle ne mobilisait la parole, etc.

Si l’on veut être raccord avec notre hypothèse, et en suivant la lignée des travaux de McLuhan sur la théorie des médias, nous pouvons avancer que l’intime ne pourrait exister sans ces médias pour la véhiculer. En se positionnant depuis une perspective matérialiste, nous pouvons affirmer que les conditions matérielles des relations produisent l’intime.

Depuis ce prisme, l’intime peut être objectivé puisque les interactions entre différentes entités vont laisser des traces sur le support, que ce soit des marques, des empreintes, des caractères ou encore des signes.

Certaines traces auraient donc une caractéristique indicielle nous renseignant sur une relation passée et justement sur ce qu’il y a entre ces entités. Nous les avons nommées des traces de l’intime pour les distinguer d’autres types de trace.

C’est en étudiant ces traces de l’intime, donc en étudiant les publications scientifiques et leur établissement, que nous essayons de démontrer l’importance du choix de l’environnement d’écriture dans la réalisation d’un texte scientifique puisqu’il participe à lui donner sa matérialité. Dans ce cas de figure, des traces peuvent être laissées par l’utilisateur et d’autres par la machines. Celles qui nous intéressent aujourd’hui sont plutôt les traces que la machine génère dans le document.

Les étapes d’une chaîne de publication scientifique

Saisie du texte
Relecture par les pairs
Transformations des sources vers l’artefact à publier
Publication (imprimée ou numérique)

Depuis tout à l’heure je parle de publications scientifiques et de la chaîne éditoriale qui y est rattachée. Chaque revue et chaque maison d’édition à sa propre chaîne de traitement, personnalisée selon des habitudes, des usages ou encore la maîtrise de certaines technologies. Au jour d’aujourd’hui, vu la pléthore d’outils qui existent pour réaliser les multiples étapes de l’édition, il est difficile d’être exhaustif dans leur recensement.

À défaut, nous pouvons quand même établir 4 étapes majeures que nous retrouvons dans toutes les chaines de publication pour éditer des textes scientifiques :

l’écriture des sources
la relecture par les pairs et les réécritures que cela peut entraîner
les transformations des sources comportent à la fois les conversions dans des formats intermédiaires voire finaux et les modifications orthotypographiques pour que le texte correspondent à une politique éditoriale
la publication de l’artefact, donc cette action de le déposer dans l’espace public.

Pour la suite de la présentation, je vais juste vous parler de la saisie du texte et de l’écriture du document source. Lorsqu’un auteur rédige un texte sur un ordinateur, celui-ci est confronté à son environnement d’écriture.

Comme je le disais, l’ordinateur n’est pas juste un support. Pour nous aider à le considérer autrement, je vous propose de faire abstraction de la page à l’écran et du clavier pour mettre à jour toutes les médiations à l’oeuvre entre l’auteur et l’ordinateur dans l’écriture d’un document.

En fouillant dans ces médiations et en mettant l’action d’écriture numérique parfois sur pause, on peut voir apparaître des traces temporaires en creux du texte.

Très schématiquement, si l’on ne regarde pas l’écran et le clavier, que se passe-t-il lorsqu’un auteur frappe sur la lettre “a” ?

Une impulsion électrique est envoyée au moment où la touche est enfoncée puis elle déclenchera un certain nombre d’actions selon la configuration de l’environnement d’écriture pour descendre les strates logicielles de l’ordinateur jusqu’à être encodée dans la mémoire numérique puis être affichée à l’écran.

Le point important de cette situation est qu’en fonction de l’environnement d’écriture, les traces générées seront différentes et donc la matérialité de l’écriture et de l’intime également.

L’environnement d’écriture Stylo

“Interface de Stylo”

Je vous propose d’explorer un environnement dédié à l’écriture scientifique, il est même développé et spécialisé pour l’écriture en lettres et sciences humaines. Il s’agit de l’éditeur de texte Stylo.

Je choisis de vous présenter Stylo pour plusieurs raisons :

la première est qu’il s’agit d’un projet avec pour ambition de développer un modèle du document adapté aux SHS
la seconde est que Stylo est un éditeur libre dont le code source est accessible, ce qui rend l’enquête plus réalisable que dans un environnement propriétaire
la troisième est qu’il s’agit d’un environnement Web qui profite des technologies les plus récentes et répond à certains besoins comme l’écriture collaborative en temps réel (comme c’est le cas dans GoogleDoc ou dans Framapad)
la quatrième raison est qu’étant impliqué dans les développements de cet outil, je suis dans une position très avantageuse pour accéder à différentes ressources ( notamment plus de 6000 usagers pour plus de 40000 documents fin 2023, un accès privilégié aux partenaires du projet comme HumaNum ou encore un contact direct avec les développeurs)

À l’écran, nous pouvons voir l’interface de saisi du texte de Stylo avec, au centre, l’éditeur pour saisir le texte en Markdown dans lequel on peut voir un simple paragraphe contenant un bloc de code, à droite un formulaire pour saisir les métadonnées en YAML et sur la gauche le gestionnaire des références bibliographiques en BibTeX.

Les premiers marqueurs de cette relation entre l’environnement et le texte se joue au niveau des formats. Chaque format impose des normes d’écriture et une architecture des informations à l’intérieur du document pour qu’elles puissent être traitées par la machine. Même si ces formats peuvent parfois être souples (comme HTML), il n’est pas possible de forcer l’intégration d’une valeur structurelle de l’information si elle n’existe pas.

“Déclarer un variant avec ekdosis”

Par exemple, le Markdown ne permet pas de déclarer explicitement et formellement un appareil critique dans le document. Ce que l’on entend par appareil critique comporte entre autre la déclaration des variants dans un texte, comme on peut le voir à l’écran.

Sur la diapositive, on peut voir un variant décrit avec le paquet ekdosis de LaTeX prévu à cet effet. La structure du texte permet d’inscrire ce variant de façon interoperable, pour qu’il puisse être traité dans différents contexte (selon les schémas XML TEI par exemple, etc.). En plus de cela, l’environnement LaTeX avec ekdosis est aussi prévu pour générer un PDF, donc une version imprimée du texte, qui correspond aux attentes des philologues en matière de gestion des informations dans la page.

Alors que si nous voulons absolument déclarer ce même variant avec Markdown, la balise pour le faire n’existe pas. Il existe cependant plusieurs façons de faire pour y arriver, cependant dans la plupart des cas, un bricolage de mise en page permettra d’arriver à un équivalent de l’imprimé mais ne correspondra à rien du point de vue de la structure du texte et ne pourra pas être traité par la machine. Il y a là un retour à un paradigme graphique et à une structuration des informations selon des conventions de lecture.

Le résultat est que “ça marche” dans certains environnements souples ou permissifs mais le document ne vaut rien sorti de cet environnement.

Les traces intimes dans Stylo

“DOM de Monaco”

{"query":"query updateWorkingVersion(articleId: ID!, $content: WorkingVersionInput!)
{\n
article(article: $articleId) {\n
updateWorkingVersion(content: $content) {\n
updatedAT\n
}\n
}\n
}",
"variables":{"userId":"61d62.....",
"articleId":"65e0e38129637c0012ef7a",
"content":{"md":"Ajout du texte pour la requête HTTP 'POST'"}}}

Si nous revenons à Stylo et au texte saisi dans la slide précédente et que nous allons dans en dessous de l’écran et de la syntaxe des formats, le texte saisi par l’utilisateur rencontre d’autres technologies : des protocoles comme HTTP ou des méthodes de communication comme POST, la création d’un DOM ou d’une requête GraphQL, etc. Chacune de ces technologies recrée un document intermédiaire selon ses propres règles de lecture de l’information afin de pouvoir exécuter les instructions qui lui sont associées (affichage, transport, etc.) et écrire. La lecture et l’écriture sont à comprendre au sens que Turing donne à ces termes, qui se rapprochent plus de scan et print)

Sur la diapositive nous voyons deux formes que prend le texte montré dans l’interface de Stylo précédemment. La première correspond au texte tel qu’il existe dans le navigateur. Pour être affiché à l’écran et être interprété, le texte saisi dans Stylo doit doit être transformé en HTML. C’est le rôle de l’éditeur que d’effectuer cette transformation.

Comme on peut le voir, la hiérarchisation des informations effectuée par l’auteur n’a plus d’importance dans ce document. Il en va de même pour la deuxième forme que prend le document, ce coup-ci dans le format JSON pour alimenter la base de données depuis le client Web par le protocole HTTP avec la méthode POST.

Ces deux formes du document existent parce que les technologie Monaco et POST les créent. Sans elles, il faudrait mobiliser d’autres technologies et obtenir d’autres documents intermédiaires.

Le document initialement saisi par l’auteur est restructuré par Stylo autant de fois que nécessaire pour traverser les différentes composantes du système d’informations et permettre au texte d’être inscrit dans la mémoire numérique.

Sans ces documents intermédiaires, le texte n’existerait pas. Ils sont les marqueurs de la relation entre l’auteur et chaque élément de l’environnement d’écriture.

Conclusion

les traces de l’intime sont partiellement cachées dans des documents intermédiaires et sont difficilement accessibles car temporaires
une lecture de ces traces permet de mettre en évidence une épistémologie du document et de la publication scientifique concernée

Pour conclure, et répondre à notre problématique sur la relation entre un chercheur et un environnement d’écriture, nous pouvons faire ressortir 2 éléments de réponse principaux :

Ces traces de l’intimité du chercheur se situeraient dans des endroits voilés et cachés à l’utilisateur, des endroits qui ne sont pas directement révélés puisque’elles se trouvent majoritairement dans des documents intermédiaires. Ces documents temporaires sont difficilement accessibles parce qu’ils n’existent qu’au moment de la saisie du texte.
En observant la saisie d’un texte dans l’éditeur Stylo, on a pu apercevoir un phénomène de réécriture du document, dépendant des choix technologiques implémentés dans l’infrastructure logicielle et de leur comportement. Réordonnées entre elles, ces traces permettent de faire ressortir une épistémologie du document produit par les interactions entre un chercheur et un environnement d’écriture.

En somme, ces traces de l’intime s’incarnent à la fois sous la forne du document produit mais aussi sous la forme d’un modèle épistémologique du texte savant propre à la relation entre un chercheur et son environnement d’écriture.