La saisie du texte dans un nouveau document

Introduction

Lors du chapitre précédent, nous avons défini l’intimité du chercheur comme le résultat produit par les écrits savants, parmi lesquels nous retrouvons les publications scientifiques qui sont l’objet de notre recherche. Ces publications scientifiques peuvent être assimilées à des documents numériques, soit un espace délimité dans lequel sont organisées des informations selon des normes établies par les impératifs technologiques d’une chaîne éditoriale, par exemple avec des protocoles de communication des documents ou encore des formats. Dans cette chaîne, la réalisation d’un document nécessite ainsi des interactions entre une multitude d’agents, qu’ils soient numériques ou humains, pour advenir. À chacune des étapes de sa constitution, ces interactions entre les agents laissent des traces à l’intérieur du document que nous considérons comme des traces de cette intimité du chercheur. Ces traces sont des indices d’une intimité passée et donc de la matérialité de cette dernière.

Avec ce chapitre, nous commençons à détailler la relation qu’entretiennent un auteur et un ordinateur dans l’acte d’écriture scientifique dans un environnement numérique1.

Ce dispositif que nous venons de décrire fait écho aux théories de l’éditorialisation (Vitali-Rosati, 2018) et de l’énonciation éditoriale (Souchier, 1998). Ainsi, cette écriture numérique n’est plus définie en tant que fruit d’une seule fonction auctoriale, mais l’est par un ensemble de fonctions éditoriales dont la fonction auctoriale fait partie.

Selon ce dispositif, et puisque notre hypothèse positionne l’intime en tant que produit de l’écriture, nous pouvons nous demander quelle est la contribution de l’environnement d’écriture à cet intime lors de la saisie d’un nouveau document.

Ainsi, parmi toutes les fonctions éditoriales que l’on pourrait énumérer, nous nous intéressons dans ce chapitre à la saisie d’un texte et à l’environnement support (zacklad_organisation_2012?) dans lequel il s’inscrit.

Une première partie sera dédiée à montrer les rouages de l’écriture numérique en mettant en lumière le système de communication entre humain et machine à l’aide des logiciels se trouvant à l’interface entre les deux.

Nous nous appuyons sur les particularités de l’écriture numérique (Souchier, 2019; bouchardon_lecriture_2014?; crozat_ecrire_2016?) et sur le fonctionnement de la machine pour illustrer, dans une deuxième partie, le rôle de médiation joué par les logiciels – entendu comme une suite d’instructions écrites – entre la saisie du texte au clavier et les traitements appliqués à ces informations, jusqu’à leur stockage dans une mémoire informatique.

Tandis que chaque environnement a ses propres modalités d’écriture que nous ne pouvons pas toutes énumérer, nous étudions dans la deuxième partie de ce chapitre l’éditeur de texte sémantique Stylo et les différentes représentations du texte qu’il génère. Ces représentations intermédiaires circulent entre les espaces de Stylo – client et serveur – par différents canaux et protocoles pour former, à travers une série de documents produits, une dynamique constitutive du sens de l’écriture (Merzeau, 2013) propre à cet environnement.

Stylo est un éditeur de texte sémantique en ligne développé pour l’édition savante en sciences humaines et sociales (SHS) et en lettres. Stylo est autant un projet de recherche qu’un outil d’écriture et d’édition, qui entend poser une question décisive : qu’est-ce qu’écrire en environnement numérique en SHS ?

C’est un outil libre et open source conçu en 2017 par la Chaire de recherche du Canada sur les écritures numériques (CRCEN) (vitali-rosati_ecrire_2020?), et soutenu depuis 2020 par les Très grande infrastructure de recherche Huma-Num. Guillaume Grossetie et Thomas Parisot, tous deux développeurs, maintiennent et développent l’infrastructure technique de Stylo avec la CRCEN depuis plusieurs années, équipe dans laquelle je suis fortement impliqué depuis le début de l’année 2022.

Stylo a pour objectif de transformer le flux de travail numérique des revues savantes en SHS. En tant qu’éditeur de texte sémantique WYSIWYM, il vise à améliorer la chaîne de publication académique (kembellec_lerudition_2020?), tout en invitant à une réflexion théorique et pratique sur nos façons d’écrire et d’éditer.

Prendre le contrôle de son propre texte, voilà ce que permet aujourd’hui Stylo à travers plusieurs fonctionnalités fondatrices ou toutes nouvelles – depuis la version 3.0 – qui s’inscrivent dans le domaine des technologies de l’édition numérique (blanc_technologies_2018?) : balisage du texte pour une structure sémantique fine, import de données bibliographiques structurées depuis l’application Zotero, mot-clés contrôlés depuis plusieurs ontologies, prévisualisation avec la possibilité d’annoter avec Hypothesis, génération de plusieurs formats (HTML, PDF, XML ou DOCX), export respectant les standards de l’édition scientifique, fonctions avancées de rechercher-remplacer, édition collaborative simultanée, accès aux données via une API GraphQL, etc. Contrairement aux outils de traitement de texte tels que Microsoft Word ou LibreOffice, Stylo cherche à promouvoir et à encourager l’utilisation de standards ouverts.

Au coeur de Stylo ce sont donc les formats de balisage Markdown, de sérialisation de données YAML ou encore de structuration de références bibliographiques BibTeX qui offrent la possibilité de produire plusieurs formats de sortie depuis une source unique. Stylo suit donc le principe de single source publishing (fauchie_fabriquer_2024?). Pandoc, le « couteau suisse de l’édition », génère les formats de sortie PDF (avec l’aide de LaTeX), HTML, XML-TEI ou encore DOCX.

Le choix d’étudier Stylo comme terrain pour cette recherche découle de plusieurs raisons. Tout d’abord, il s’agit d’un éditeur moderne construit avec les technologies du Web les plus récentes. Cet environnement Web suscite un certain engouement auprès des utilisateurs, notamment pour sa capacité à offrir un espace de travail collaboratif en temps réel leur permettant d’écrire à plusieurs dans cet espace. La deuxième raison qui fait de Stylo un terrain opportun est l’accessiblité de son code source. Contrairement à d’autres éditeurs propriétaires comme l’est GoogleDoc, la totalité du code de Stylo est disponible en ligne, ce qui est indispensable pour notre étude. Enfin, le fait d’être impliqué dans les développements de Stylo depuis plus de deux ans m’offre une position privilégiée pour étudier cet éditeur puisque j’ai accès aux différentes phases de tests des développements, me permettant ainsi d’observer le comportement des nouvelles fonctionnalités et de les modifier. Grâce à cette position, j’ai également un accès direct à la communauté d’utilisateurs, s’élevant à un peu plus de 6000 personnes fin 2023 pour plus de 40000 documents différents.
Du fait de mon implication dans Stylo, le regard que je porte sur ce terrain n’est pas neutre et relève d’une forme de recherche-action [ajouter une référence].

Alors que chaque signe et chaque trace inscrite (christin__1999?; vitali-rosati__2020?) dans l’éditeur de texte Stylo incarne cette tension entre l’utilisateur et la machine, dont les différences de langage – naturel et machine – rend a priori toute communication directe impossible, nous analysons les différents modes de communication des informations dans Stylo pour suivre les traces de l’intime qui y circulent. Pour en découvrir plus sur cet entre, nous étudions cette distance à partir de la méthode employée par le théoricien des médias F. Kittler (F. Kittler, 2018; 2015), qui s’appuie d’abord sur la description du fonctionnement de la machine à écrire puis celle de l’ordinateur afin de comprendre leur implication, en tant que média, dans le phénomène qu’est l’écriture. Cette méthode implique de comprendre les comportements et les fonctionnements techniques des composants à l’oeuvre dans la machine, et cela qu’ils relèvent du matériel ou du logiciel. En conséquence, nous mobilisons de la documentation technique pour étayer notre propos et pour analyser les traces qui nous intéressent.

Écrire dans un environnement numérique

Définir l’environnement où écrire

Par habitude, nous partons du présupposé que lorsque nous évoquons les mots environnement d’écriture numérique ceux-ci sont synonymes environnement d’écriture informatique et désignent la même chose. En conséquence, lorsqu’il s’agit de convoquer l’écriture numérique nous pensons tout de suite à un ordinateur, aux claviers, aux écrans et aux pointeurs qui clignotent dans des éditeur de texte ou dans les champs des formulaires en ligne. Avec le numérique ubiquitaire (citton_angles_2023?), ces pratiques d’écriture sont ancrées dans nos habitudes au point de ne plus les remettre en question. Les dispositifs d’écriture analogique sont ainsi renvoyés à l’état de vestiges archaïques, comme peuvent l’être les machines à écrire alors qu’elles ont été fabriquées méticuleusement par des designers et des ingénieurs et qu’elles ont fait la fierté et la renommée de certaines entreprises comme Olivetti en Italie. Aujourd’hui ces machines sont complètement désuètes et inutilisées depuis presque une trentaine d’années. Elles sont maintenant exposées dans des musées – entre autres au MoMA et au Centre Pompidou – et sont intégrées dans des collections permanentes ou exhibées lors des expositions en lien avec les designers qui les ont conçues2.

Machine à écrire portative

Crédits : © Adagp, Paris. Crédit photographique : Georges Meguerditchian - Centre Pompidou, MNAM-CCI /Dist. RMN-GP. Réf. image : 4N40151. Diffusion image : l’Agence Photo de la RMN

Publicité pour la machine à écrire Valentine

Crédits : © Adagp, Paris. Crédit photographique : Jean-Claude Planchet - Centre Pompidou, MNAM-CCI /Dist. RMN-GP. Réf. image : 4F40212 [2003 CX 6098]. Diffusion image : l’Agence Photo de la RMN

Pourtant, les derniers modèles fabriqués par ces entreprises l’ont été dans les années 1980 et 1990, comme c’est le cas du modèle ETP 55 Portable3 où sont intégrés des composants électroniques pour suivre le marché des ordinateurs. Les constructeurs ont opéré un changement de paradigme de l’analogique vers le numérique dès les années 1970 et ont suivi les innovations technologiques apportées par la miniaturisation des composants électroniques pour l’informatique. Pour preuve, en 1983, Perry A. King et Antonio Macchi Cassia conçoivent le premier ordinateur personnel d’Olivetti avec le modèle M10 en adaptant un clavier à un écran à cristaux liquide.

Kittler, F. (2018). Gramophone, Film, Typewriter. PRESSES DU REEL.
Kittler, F. A. (2015). Mode protégé. Les Presses du réel.
Merzeau, L. (2013). Éditorialisation Collaborative d’un Événement. Communication et organisation, 43, 105‑122. https://doi.org/10.4000/communicationorganisation.4158
Souchier, E. (1998). L’image du texte pour une théorie de l’énonciation éditoriale. Les cahiers de médiologie, 6(2), 137‑145. https://doi.org/10.3917/cdm.006.0137
Souchier, E. (2019). Le Numérique Comme Écriture. Colin.
Vitali-Rosati, M. (2018). On Editorialization: Structuring Space and Authority in the Digital Age. Institute of Network Cultures.

  1. À chaque fois que nous ferons référence à l’écriture, il faudra la comprendre comme l’écriture scientifique en environnement numérique sauf mention différente.↩︎

  2. C’est par exemple le cas de la machine à écrire Valentine conçue en 1968 par le célèbre designer Ettore Sottsass, machine qui est devenue le produit emblématique de l’entreprise Olivetti lors de sa commercialisation en 1969. Comme nous le verrons plus loin, lors des mêmes années aux États-Unis, le président Johnson déclara qu’à l’échelle fédérale les ordinateurs doivent être compatibles avec la norme ASCII.↩︎

  3. Cette machine a été conçue par Mario Bellini pour Olivetti en 1987, voir https://www.moma.org/collection/works/3641 site consulté le 21 février 2024.↩︎